« La dette est le lieu d’un conflit de classes, l’État emprunte aux riches plutôt que de les taxer » : les explications de Benjamin Lemoine (H.fr-21/10/25)

Benjamin Lemoine est sociologue, chercheur au CNRS et à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO – université Paris-Dauphine).
© Ayoub Benkarroum / Réa pour l’Humanité

Le sociologue Benjamin Lemoine, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, explique comment l’endettement profite à la bourgeoisie et livre des pistes pour libérer le financement de l’État de l’emprise de la finance.

Entretien réalisé par Cyprien BOGANDA

Vous écrivez qu’une « classe rentière » profite aujourd’hui de la dette publique française : c’est-à-dire ?

Benjamin Lemoine

Sociologue, auteur de la Démocratie disciplinée par la dette

On diffuse l’idée que « tous les Français » seraient indirectement détenteurs d’un titre de dette publique via leur épargne (livret A, assurance-vie, etc.). Mais cette agrégation, notamment les 6 300 milliards d’euros d’épargne totale, masque des écarts considérables vis-à-vis de ces rentes privées. Selon l’Insee, le taux d’épargne nette des 20 % les plus modestes est de – 29 %, tandis que celui des 20 % les plus aisés atteint + 27 %.

Autrement dit, on est loin d’une démocratie du « petit épargnant ». Certains disposent d’un patrimoine à placer et à préserver, et tirent profit des titres de dette publique – notamment lorsque les taux d’intérêt réels, rapportés à l’inflation, redeviennent positifs, comme ce fut le cas dans les années 1990 et comme cela pourrait réadvenir aujourd’hui.

D’autres, au contraire, n’ont pour seul patrimoine que les services collectifs – précisément ceux qu’on fragilise au nom de la rigueur budgétaire. La dette est donc le lieu d’un conflit de classes : l’État emprunte aux riches plutôt que de les taxer, et en réduisant leurs impôts, il accroît la manne d’épargne qu’il leur empruntera ensuite. Ce n’est pas un affrontement entre générations (jeunes contre vieux), mais entre classes sociales au sein de chaque génération.

Par quels mécanismes – même indirects – cette classe rentière impose-t-elle ses visées au gouvernement, notamment en matière de baisses d’impôts ?

Son pouvoir s’exerce avant tout par l’intermédiaire du marché obligataire, qui fonctionne comme une véritable machine à contraindre. Les « crises de taux » traduisent des crises de confiance dans la capacité politique d’un État à produire durablement les rendements et la liquidité attendus par les investisseurs. Ces moments révèlent la puissance d’une « classe des détenteurs de titres » de dette, une « bondholding class », qui n’a pas besoin d’agir frontalement pour se faire entendre : il lui suffit de « voter avec ses pieds », en vendant massivement les obligations publiques jugées risquées.

L’emprise de la haute finance s’exerce par les instruments mêmes de la gestion de la dette : la notation, les « road shows » où les représentants du Trésor doivent rassurer les grands gestionnaires de fonds, et la ritualisation du service de la dette comme priorité absolue de l’action publique. À travers ces canaux, les détenteurs d’actifs imposent leurs préférences : stabilité monétaire, défiscalisation du capital, compression des dépenses publiques et verrouillage des « risques politiques » pour les investisseurs.

L’évacuation de Liz Truss (ex-première ministre du Royaume-Uni contrainte à la démission par les marchés en octobre 2022 – NDLR) au terme d’une crise sur les taux souverains a révélé une forme de conscience de la classe possédante autour de l’intérêt du capital à moyen terme : dans la mesure où l’équation budgétaire et fiscale devenait socialement insoutenable.

De fait, on ne peut parler de classe que dans la mesure où des intérêts matériels communs s’accompagnent d’une forme de conscience politique. Cette « bondholding class » ne se résume pas à un agrégat de détenteurs d’actifs : elle agit collectivement, mue par des réflexes, des intérêts et un horizon politique partagés.

Comment pourrait-on, aujourd’hui, sortir la dette publique des mains des marchés financiers ?

Sortir la dette des marchés exige de réduire la dépendance du budget de l’État au capital privé, de réguler sinon désamorcer la machine à contraindre. Concrètement, cela passe par des taxations progressives qui limitent l’accumulation privée et renforcent les recettes publiques, mais aussi par l’augmentation de la part de dette hors marché, directement détenue par des circuits publics contrôlés par le Trésor.

Ces circuits permettent de renverser la discipline financière, en l’appliquant au capital plutôt qu’à l’État, et de recréer un espace où la dette sert l’intérêt général plutôt que le rendement de la haute finance. Il s’agit également de reconstituer un circuit public de financement, où la Banque centrale européenne (BCE) pourrait intervenir de manière inconditionnelle pour assurer liquidité et stabilité, sans que la dette devienne un instrument de pouvoir pour des investisseurs privés.

Ce n’est pas une utopie : de tels dispositifs ont existé, notamment dans l’immédiat après-guerre, et la BCE dispose déjà d’outils pouvant être mobilisés dans ce sens. La difficulté n’est pas technique, mais sociale puisqu’elle tient à l’incrustation profonde de cette idéologie dans les institutions du pouvoir de la monnaie et de la dette : aujourd’hui tout est fait pour entretenir la fiction du marché efficient, de l’initiative privée, et du marché sain et disciplinant.

°°°

Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/dette-publique/la-dette-est-le-lieu-dun-conflit-de-classes-letat-emprunte-aux-riches-plutot-que-de-les-taxer-les-explication-de-benjamin-lemoine

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/la-dette-est-le-lieu-dun-conflit-de-classes-letat-emprunte-aux-riches-plutot-que-de-les-taxer-les-explications-de-benjamin-lemoine-h-fr-21-10-25/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *