
En proposant de suspendre la réforme Borne jusqu’à la présidentielle, Sébastien Lecornu a obtenu un sursis. Certains y voient une victoire, d’autres seulement le décalage de l’application de la réforme.
Par Audrey FISNE-KOCH.
De tout le discours prononcé par Sébastien Lecornu ce 14 octobre, c’est sans nul doute la mesure qui a retenu le plus l’attention : « Je proposerai au Parlement dès cet automne que nous suspendions la réforme de 2023 sur les retraites jusqu’à l’élection présidentielle. Aucun relèvement de l’âge n’interviendra à partir de maintenant jusqu’à janvier 2028. […] En complément, la durée d’assurance sera elle aussi suspendue et restera à 170 trimestres jusqu’à janvier 2028. » Applaudissements dans l’hémicycle, notamment sur les bancs des socialistes.
La réforme Borne, pour rappel, a allongé l’âge légal de départ de 62 à 64 ans. Son application, progressive, fait qu’une personne née en 1963 peut désormais partir en retraite à partir de 62 ans et 9 mois. Avec la réforme, l’âge de départ devait passer à 63 ans pour la génération 1964. La proposition du Premier ministre est de ne pas passer cette marche supplémentaire… Jusqu’à janvier 2028 en tout cas.
La mise sur pause du relèvement des paliers concernera aussi, a-t-il précisé, le nombre de trimestres requis pour un départ à taux plein. La durée de cotisation avait été revue à la hausse par la réforme Touraine de 2014, et accélérée par celle de 2023. Cette dernière prévoit d’atteindre 172 trimestres pour la génération née en 1965. Au rythme de progression de la réforme, il en faut aujourd’hui 170.
Voyant en l’annonce du chef du gouvernement un geste d’ouverture, le PS a annoncé ne pas vouloir le censurer. Deux motions de défiance ont en effet été déposées et doivent être étudiées ce jeudi 16 octobre.
Quant au véhicule par lequel cette suspension serait actée, Sébastien Lecornu a précisé à l’Assemblée, ce 15 octobre, que cela passerait par un amendement au PLFSS, dès le mois de novembre : « Il ne peut pas y avoir de suspension votée sans des éléments de recettes en face. »Le détail a son importance car si le budget ne devait pas être voté, il emporterait avec lui le gel des compteurs. Un choix qui ajoute une pression aux socialistes, qui seraient contraints de voter un PLFSS comprenant, à côté de la suspension, des mesures austéritaires.
Mais suspendre la réforme des retraites, sans l’abroger, est-ce déjà une vraie victoire ? La question fait débat…
Une digue qui saute, pas une victoire totale
« C’est une première victoire, dans la mesure où le mouvement social et les socialistes ont fait céder le forcené de l’Elysée, juge Bruno Palier, politiste et directeur de recherche du CNRS à Sciences Po (Centre d’études européennes et de politique comparée). Stricto sensu, ça veut dire qu’on arrête le balancier, et qu’il reprendra plus tard. Ce n’est pas une victoire totale, mais un rendez-vous est donné, qui est la présidentielle de 2027. En attendant, l’âge légal de départ ne va pas augmenter d’ici janvier 2028, et le compteur Touraine est aussi bloqué. »
Le point de vue est aussi défendu par Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT. Interrogée par France Inter, ce jeudi 15 octobre, celle-ci a salué « une victoire collective, une grande victoire pour les travailleurs et les travailleuses ».
Mais toutes et tous ne le voient pas forcément du même œil. « C’est un bougé parce qu’il y a des personnes pour qui les règles ne vont pas être exactement les mêmes, mais ce n’est pas du tout une remise en cause de la réforme des retraites », analyse de son côté Michaël Zemmour, enseignant-chercheur à l’Université Lyon 2 et chercheur associé au LIEPP (Sciences Po).
Environ 3,5 millions de personnes devraient être concernées par la mesure annoncée par Sébastien Lecornu, c’est-à-dire les générations nées de 1964 à 1968 (l’ordre de grandeur d’un changement de règle correspondant à environ 700 000 personnes par génération, on peut donc multiplier 700 000 par cinq classes d’âge).
Dans les faits, néanmoins, « la décision qui a été prise ne change quasiment rien, sauf pour les générations qui arrivent à l’âge de la retraite avant la présidentielle, qui ne franchissent pas une marche supplémentaire. C’est un changement de calendrier, poursuit l’expert de la protection sociale. On garde la même réforme de retraite, l’âge légal reste 64 ans et la durée de cotisation 43 ans. » Comprenez, après le scrutin présidentiel, si rien n’est fait, la réforme reprendra sa montée en charge. La proposition de Sébastien Lecornu représenterait ainsi davantage un décalage dans le temps de l’application de la réforme, plutôt qu’une réelle suspension.
« Une autre option aurait été de dire, “on a atteint 62 ans et 9 mois, on n’est pour le moment pas d’accord pour savoir s’il faut relever ou baisser les bornes. On bloque dans la loi, et le prochain pouvoir dira dans quelle direction on va”. Le choix qui a été retenu est différent puisque les mêmes règles sont conservées », souligne Michaël Zemmour, qui a comparé les différents scénarii.

Du côté des syndicats, la CGT et FO partagent ce point de vue. « Décaler n’est pas bloquer, ni abroger. Les 64 ans et l’allongement de la durée de cotisation seraient toujours dans la loi mais leur application serait seulement repoussée de quelques mois », dénonce la centrale de Montreuil. « La suspension n’est pas l’abrogation ! », renchérit celle de l’avenue du Maine.
« Si la gauche gagne la présidentielle, la réforme pourrait être abrogée », indique Bruno Palier. Mais « cela suppose que la gauche gagne, et qu’elle se saisisse du sujet. Si on veut faire des probabilités, l’option la plus attendue est que la ou le prochain chef de l’Etat ne fasse rien, et que la réforme s’applique », répond Michaël Zemmour.
N’en déplaise à Sébastien Lecornu, qui n’a pas manqué de dramatiser ce point, le coût de la mise en pause de la réforme est en tout cas à relativiser. Elle pourrait en effet être financée par une variation des cotisations sociales de l’ordre de 0,15 point cette année, ou 0,3 point en deux ans.
Le piège d’un conclave, saison 2
Pour trouver une solution et « aller plus loin » que la suspension de la réforme, Sébastien Lecornu a renvoyé la balle aux partenaires sociaux. Le Premier ministre a annoncé l’organisation d’une « conférence sur les retraites et le travail » dans les prochaines semaines :
« Elle se posera la question de l’ensemble de la gestion de notre système de retraite. Certains veulent un système par points, d’autres par capitalisation, d’autres veulent abandonner toute référence d’âge. […] Aux partenaires sociaux de s’emparer ou non de cette responsabilité de gérer le régime », a-t-il précisé.
Difficile de ne pas y voir là une saison 2 du conclave qu’avait imaginé François Bayrou. Difficile aussi de ne pas préjuger de l’issue.
« Tant que le gouvernement ne mettra pas la pression sur le Medef pour qu’il cède, on connaît déjà le résultat d’une telle conférence, détaille Bruno Palier. Le Medef n’a aucun intérêt à ce que la réforme des retraites soit abandonnée. Comme il est l’acteur qui bloque sur l’amélioration des conditions de travail. »
On se souvient que la question de la pénibilité avait été le point d’achoppement des discussions en juin dernier. Quant au fait de donner la gestion du système des retraites (du secteur privé) aux partenaires sociaux, l’option pourrait s’avérer piégeuse, comme nous l’expliquions ici. A l’image de la gestion paritaire des complémentaires, via l’Agirc-Arrco, un pilotage similaire du régime de base impliquerait probablement une règle d’or.
« Ce type de système, qui existe déjà dans plein de pays, fait porter aux assurés l’incertitude de la conjoncture : quand il y a un choc, il y a une obligation soit de diminuer les droits des retraités actuels, soit de décaler les droits des retraités futurs, prévient Michaël Zemmour. Surtout, ce pourrait être un outil pour faire des réformes en mode pilote automatique, comme par exemple, obliger le système à s’ajuster quand l’espérance de vie évolue. »
Les discussions restent donc incertaines. Ce qui est en revanche déjà inscrit noir sur blanc dans le PLFSS présenté par Bercy ce 14 octobre, c’est la mise à contribution des retraités actuels. Les pensions devraient être sous-indexées entre 2027 et 2030 (- 0,4 point de pourcentage par rapport à l’inflation) et l’abattement fiscal de 10 % dont bénéficient les retraités devrait être remplacé par un forfait de 2 000 euros. Ce qui revient (lire ici) à augmenter la fiscalité pour une partie de la classe moyenne.
Deux mesures, également présentes dans le PLFSS, vont toutefois dans le bon sens : le calcul de la pension des femmes s’appuyant sur les 24 meilleures années de carrière pour les mères d’un enfant, et des 23 meilleures années de carrière pour les mères de deux enfants et plus (au lieu de 25 ans actuellement) ; ainsi que la meilleure prise en compte des trimestres de congé parental des femmes dans le calcul de leurs droits à une retraite anticipée pour carrière longue. Dispositif qui aujourd’hui bénéficie principalement aux hommes.
Les spécialistes s’accordent à dire qu’il s’agit bien de mesures d’amélioration, mais elles sont loin de régler toutes les inégalités femmes-hommes des retraités.
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