
Nouvelle interview de Xabier Arrizabalo, professeur à l’Université Complutense de Madrid et membre du (CATP), concernant ici l’augmentation exponentielle des dépenses militaires que les gouvernements européens s’apprêtent à approuver pour se conformer aux exigences des USA.
Par la rédaction d’IO
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Suite à l’échange publié dans Informations ouvrières n°849, nous avons à nouveau interviewé Xabier Arrizabalo, professeur à l’Université Complutense de Madrid et membre du Comité pour l’Alliance des Travailleurs et des Peuples (CATP), concernant ici l’augmentation exponentielle des dépenses militaires que les gouvernements européens s’apprêtent à approuver pour se conformer aux exigences des Etats-Unis.
Les premières décisions sont prises. Le 4 mars, UrsulavonderLeyen, présidente de la Commission européenne, annonce un plan de réarmement auquel seraient consacrésjusqu’à 800 milliards d’euros. Dans la foulée, les gouvernements européens, quelle que soit la couleur politique qu’ils affichent, préparent l’augmentation des dépenses militaires. Quelle est la logique économique de tout cela ?
X.A. : C’est facile : c’est la logique capitaliste poussée à son paroxysme en ce moment, alors que les contradictions explosent faisant de nouveau planer la possibilité d’une crise, comme l’a reconnu de fait le FMI en 2024 : « la prochaine crise qui arrivera probablement plus tôt que prévu ». Le capital a besoin de se valoriser et le marché mondial n’est pas en capacité d’absorber tout cettenécessité, surtout si son étroitesse endémique se double d’une croissance à la Pyrrhus. La lutte concurrentielle s’intensifie donc, surtout si on prend en compte l’irruption de la Chine. Une lutte dans laquelle la productivité des industries est importante, mais aussi le soutien des Etats à « leur » capital, notamment dans le domaine militaire.
Comme nous l’avons écrit dans l’interview précédente, l’administration Trump exige que les pays européens (dont les gouvernements font allégeance à celle-ci) consacrent 5 % de leur PIB aux dépenses militaires (ce qui représente cette augmentation de 800 milliards par rapport au PIB de l’UE, qui s’élève à 17 000 milliards, ou 17 billions). En d’autres termes, les Etats-Unis obligent l’Europe à prendre en charge ces dépenses, afin de se concentrer sur leur lutte contre la Chine.
Mais il y a autre chose : l’augmentation des dépenses publiques militaires est une pitance très appétissante pour le capital, en particulier pour les entreprises qui dominent le secteur. Les cinq premières d’entre elles, en termes de chiffres d’affaires, sont américaines. La première, Lockheed Martin, détient plus de 10 % du marché mondial et les deux suivantes, RTX et Northrop Grumman, 23 % (données du SIPRI, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm,).
Martin Wolf, du Financial Times, l’écrit clairement : « Le Royaume-Uni peut aussi raisonnablement s’attendre à des retours économiques sur ses investissements en matière de défense (…). ‘L’économie émergente’ d’Israël a commencé dans son armée (…)La nécessité de dépenser beaucoup plus pour la défense doit être considérée comme étant plus qu’une simple nécessité et un simple coût, même si les deux sont vrais. Si cela est fait correctement, c’est aussi une opportunité économique ». C’est ce que Rosa Luxemburg définissait en 1915 comme « le militarisme, champ d’accumulation du capital ».
Nous assistons à un carrousel de déclarations, selon lesquelles il semblerait que les dépenses d’armement ne sont ni des dépenses, ni de l’armement… Que se passe-t-il réellement, quelles seraient les implications économiques de ces augmentations si elles étaient effectivement imposées ?
X.A. : Les comptes des Etats sont régis par le même principe de base que toute autre entité : les recettes et les dépenses. Toute dépense doit être financée par un prélèvement sur les recettes. Dit plus clairement, l’augmentation des dépenses militaires doit être financée d’une manière ou d’une autre. Il n’y a que deux possibilités : ou réduire les autres dépenses ou bien augmenter les recettes.
Malgré les affirmations selon lesquelles les dépenses sociales ne seront pas affectées, de nombreux dirigeants reconnaissent d’une manière ou d’une autre que la principale source de financement du réarmement sera la réduction d’autres dépenses, en particulier des dépenses sociales publiques. Par exemple, pour Bronwen Maddox, directrice de Chatham House, un centre lié à l’Etat militaire : « Le Royaume-Uni pourrait devoir s’endetter davantage pour financer les dépenses de défense dont il a tant besoin de toute urgence. Au cours de l’année prochaine et au-delà, les politiciens devront se préparer à récupérer de l’argent en réduisant les prestations de maladie, les retraites et les soins médicaux ».
Un autre éditorialiste du Financial Times, Janan Ganesh, est plus direct : « L’Europe doit réduire son Etat-providence pour construire un Etat de guerre. Il n’y a aucun moyen de défendre le continent sans coupes dans les dépenses sociales ».
Ces réductions peuvent-elles être imposées directement à une population déjà écrasée par des années et des années de politiques régressives ? Cela semble difficile, surtout pour des gouvernements affaiblis. Mais ils ont une alternative, plutôt complémentaire : l’UE propose que sur les 800 milliards, une partie, 150 milliards, provienne de la dette mutualisée et que les 650 milliards restants proviennent de l’augmentation des budgets de chaque pays, grâce à l’augmentation de la dette jusqu’à ses limites et grâce au déficit lié aux dépenses militaires.
Dans cette partie de bonneteau, il ne faut pas perdre la balle de vue : qu’il s’agisse de la dette mutualisée ou de la dette de chaque pays, toutes devront être remboursées, ainsi que les intérêts qui en découlent. En d’autres termes, la dette n’est pas un chapeau dont on sortirait des lapins, mais un moyen de financer des dépenses militaires accrues qui en reporte le remboursement, mais au prix d’intérêts et de toute une série de risques.
Il resterait la possibilité de se procurer des recettes par l’impôt. Les gouvernements européens ne semblent certes pas enclins à augmenter les impôts sur le capital, sur les milliardaires.
`En outre, la libre circulation des capitaux (et des milliardaires) dans l’UE exigerait que tous les gouvernements augmentent les impôts, faute de quoi les capitaux pourraient continuer à éviter de payer en partant dans le pays où les impôts sont les moins élevés. Il existe bien sûr la possibilité d’augmenter les impôts indirects, qui sont régressifs en ce sens qu’ils pèsent de manière égale sur l’ensemble de la population, quel que soit son niveau de revenu. Il n’est pas exclu qu’une telle mesure soit mise en œuvre dans un ou plusieurs pays.
Quant aux affirmations selon lesquelles les dépenses dont nous parlons devraient être appelées dépenses de sécurité, même si on acceptait de nommer par euphémisme la promotion du réarmement en l’appelant sécurité, il ne fait aucun doute qu’il ne s’agit pas là de la sécurité que souhaite la majorité de la population, à savoir un emploi décent, un salaire décent, des services publics et, précisément, la sécurité, oui, la Sécurité sociale, celle-là même qui est attaquée par les gouvernements au service du capital financier. La sécurité à laquelle fait allusion cette confusion avec l’armement, c’est celle du capital qui aspire à assurer sa place sur le marché mondial.
En relation avec ce qui précède, que signifie le fait que les dépenses militaires ne soient pas considérées comme un déficit ? Qu’est-ce que cela signifie en termes économiques et en termes politiques ?
X. A. : Il s’agit d’une question purement comptable, même si elle a également un contenu politique, à coup sûr antidémocratique. Une certaine norme concernant la taille du déficit ne signifie pas qu’il y a plus ou moins de fonds. Il s’agit simplement d’une règle qui oriente la politique, notamment en empêchant un certain volume de dépenses.Mais au-delà, la nécessité de financer d’une manière ou d’une autre chaque dépense est hors de question. Présenter comme une avancée le fait que les dépenses militaires ne soient pas comptabilisées dans le déficit est doublement réactionnaire : d’une part, parce que cela permet leur augmentation illimitée sans aucune restriction de ce côté ; d’autre part, parce que l’augmentation des dépenses militaires sans restriction comptable réduit encore la possibilité de dépenses sociales, pour toutes les raisons expliquées dans la question précédente.
Par ailleurs, cette mesure, qui consiste à ne pas comptabiliser les dépenses militaires dans le calcul du déficit cautionne le cynisme sans limites des institutions et des gouvernements européens. D’abord, ils proclament solennellement la nécessité de réduire le déficit plus ou moins comme une question de vie ou de mort en raison des graves problèmes que son « excès » serait censé provoquer. C’est dans ce cadre qu’ils ont brutalement étranglé le peuple grec. Puis, maintenant, ils déclarent qu’il n’en va pas de même pour les dépenses militaires. Quelle est alors la différence ? Ce qui est apparaît ici, c’est le recours systématique à des économistes mercenaires du capital la part des gouvernementsqui répètent ce que ces derniers leur disent de dire. Non, tel ou tel déficit n’est pas nécessairement mauvais, et il ne change pas la situation en termes d’implications économiques, parce qu’il serait consacré à telle ou telle étude.
La mention que tu fais au crédit, à la dette, semble importante. Quelle place occupent-ils dans le capitalisme en général, dans l’économie mondiale d’aujourd’hui, et spécifiquement par rapport à l’idée d’un supposé possible remplacement des Etats-Unis comme puissance dominante, en faveur d’un « ordre multilatéral » avec une forte ascension des BRICS+ et de la Chine en particulier ?
Le point de départ pour expliquer l’augmentation des dépenses militaires est la lutte concurrentielle exacerbée, sur un marché étroit qui, de plus, croît très lentement, sur fond de problèmes croissants de rentabilité. Le financement passe par l’endettement, l’endettement public couplé à l’endettement privé qui stimule le capital pour augmenter la demande. Qui dirige dans le système de crédit, de la dette ? En matière de crédit international, la question de la monnaie entre en jeu. Jusqu’en 1971, les Etats-Unis étaient sans équivoque à la tête du système, parce que leur domination était aussi évidente : « le dollar aussi bon que l’or ». Cependant, l’annonce par Nixon, le 15 août 1971, de la rupture de la convertibilité dollar-or a été un véritable cataclysme dans l’économie mondiale. Elle a révélé la faiblesse américaine, certes, mais cela ne signifie pas un changement de domination.
D’une part, parce qu’il n’y a aucune possibilité de transmission pacifique du relais qui conférerait une reproduction stable à l’économie mondiale. Car son instabilité obéit à une loi du capitalisme qui se manifeste toujours en son sein : le taux de profit, moteur de l’accumulation, a tendance à baisser.
D’autre part, il est sûr que la Chine est devenue une puissance industrielle, grâce certes à la planification (bien que son caractère bureaucratique la pervertisse du point de vue des intérêts de la classe travailleuse). Mais ni la Chine ni les BRICS+ dans leur ensemble ne peuvent contester complètement la domination américaine. Deux faits suffisent à illustrer la position subordonnée de la Chine : le dollar représente toujours 60 % des réserves de change mondiales, alors que la monnaie chinoise, le renmimbi, n’en représente que 3 % (données du FMI) ; les Etats-Unis contrôlent 40 % des dépenses militaires totales (SIPRI).
Du point de vue de la classe ouvrière et de son besoin de préserver (et d’étendre) ses acquis historiques, comment peut-on contrer la propagande des gouvernements et des partis subordonnés aux Etats-Unis en faveur de l’augmentation des dépenses militaires ?
X. A. : Pour la classe travailleuse d’un pays, la classe travailleuse des autres pays ne peut jamais être ennemie. Les différents capitaux sont des « frères ennemis », pour reprendre les termes de Marx dans Le Capital : ils ont des intérêts communs face aux travailleurs (pour accroître l’exploitation), mais ils s’affrontent les uns aux autres (pour le partage des fruits de l’exploitation). La classe travailleuse de tous les pays partage l’aspiration légitime à une vie digne, fruit de son travail. L’armement ne va pas la lui assurer, il la dénie. Il n’y a pas de juste milieu : ou bien c’est l’« unité nationale » avec les gouvernements qui se soumettent aux exigences du capital, ou bien ce sont les revendications de la classe ouvrière. Face à toute la propagande bourgeoise, un mot d’ordre élémentaire doit s’imposer : non à l’économie de guerre, les budgets militaires pour les besoins sociaux. Pas de guerre entre les peuples, ni de paix entre les classes.
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