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Entretien réalisé par Rom GRAMS
Ugo Palheta est sociologue et codirecteur de publication dans la revue Contretemps. Il a notamment coordonné l’ouvrage collectif Extrême droite : la résistible ascension (2024) aux Editions Amsterdam et anime un podcast sur le fascisme intitulé Minuit dans le siècle sur la plateforme Spectre. Il a publié en mai dernier Comment le fascisme gagne la France (2025, Editions La Découverte), une édition augmentée du livre La possibilité du fascisme, paru en 2018. À cette occasion, nous revenons avec lui sur sa définition du fascisme, sur le processus de fascisation dans lequel la France est engagée, sur la sociologie du vote pour le Rassemblement national et sur comment lutter contre ces phénomènes qui n’ont rien d’inéluctables. Un entretien réalisé par Rob Grams. Photographie par Farton Bink
Qu’est-ce que le fascisme ?
Comment définis-tu le fascisme ?
C’est une question difficile qui a fait couler beaucoup d’encre entre historiens, notamment autour d’un débat assez spécifique sur lequel il est toujours intéressant de revenir : y-a t-il eu ou non un fascisme français ? Le régime de Vichy était-il fasciste ? Une thèse étrange a longtemps prévalu chez les historiens français, parfois qualifiée de thèse “immunitaire”, selon laquelle il y aurait eu une “allergie française” au fascisme, que la France aurait été protégée en quelque sorte par ses institutions et valeurs républicaines. Aujourd’hui cela est évidemment très peu convaincant en raison de beaucoup de travaux d’historiens étrangers sur Vichy, sur les ligues d’extrême droite dans les années 1930, sur les origines du fascisme avec Zeev Sternhell qui a travaillé sur le pré-fascisme et la synthèse intellectuelle fasciste dont il montre qu’elle serait née en France à la fin du XIXe siècle.

Une première difficulté qu’on a sur cette question c’est que le fascisme peut qualifier beaucoup de choses : des régimes, des mouvements ou des partis, des idées, des méthodes, des affects, des stratégies… Donc selon ce sur quoi on réfléchit (des partis qui ne sont pas au pouvoir, des régimes, des idées…), on va insister sur des choses différentes : la violence paramilitaire, l’alliance avec le capital, l’ancrage de ses cadres dans la petite bourgeoisie, la spécificité et le rôle de son idéologie, etc.
Une autre difficulté c’est qu’on a une image conventionnelle du fascisme qui hante à peu près tous les cerveaux : des milliers de jeunes hommes qui défilent en uniforme, le bras tendu, qui agressent des gens, détruisent des vitrines de magasins juifs ou d’autres minorités… Et si on ne retrouve pas ça le réflexe c’est de s’imaginer qu’on n’a pas affaire à quelque chose qui a à voir avec le fascisme. Il y a une focalisation sur cette dimension spectaculaire du fascisme de l’entre deux guerres et sur la forme organisationnelle spécifique qu’a prise le fascisme dans l’entre-deux-guerres, à savoir le parti militarisé de masse. Or précisément c’est, à mon sens, ce qui ne revient pas et a peu de chances de revenir dans le contexte politique, idéologique et culturel qui est le nôtre.

Crédit : Marche d’Aube Dorée à Athènes en mars 2015, By DTRocks – Own work, CC BY-SA 4.0
Ce qui ne veut pas dire que le néofascisme, le fascisme de notre temps, ne serait pas violent ou même moins violent, mais les formes de la violence néofasciste ne sont pas et ne seront pas identiques, pas plus que les stratégies ou les modes d’organisation des néofascistes. Ça ne veut pas non plus dire qu’il est exclu qu’émergent et se développent des partis qui ressembleraient aux partis nazis ou fascistes italiens : on l’a vu avec Aube Dorée en Grèce au début des années 2010. Dans certains contextes particuliers, cette forme spécifique peut renaître mais en réalité Aube Dorée est toujours restée très loin de ce qu’a pu être, en termes de masses mobilisées, le parti fasciste italien ou le parti nazi, et son succès a été non seulement moindre mais éphémère.
Donc la manière la plus productive d’appréhender le fascisme, à mon sens, parce qu’elle permet de penser les fascismes historiques et les néofascismes du XXIe siècle, c’est de partir de ce qu’est le projet de société et politique du fascisme, qui découle de sa vision du monde (plus que d’une doctrine à proprement parler), car ce coeur idéologique c’est bien ce qui reste, ce qui est permanent malgré des stratégies différentes qui constituent des formes d’adaptation à des conjonctures politiques et des contextes culturels changeants et singuliers.
Cette vision du monde on peut la résumer à travers un certain nombre d’éléments qui sont articulés les uns avec les autres :
- l’obsession du déclin, de la décadence, de la décomposition d’une communauté considérée comme organique et fixe (communauté pensée comme nationale, civilisationnelle et/ou raciale)
- une paranoïa civilisationnelle et/ou raciale qui permet de rapporter ce déclin à la présence sur “notre” sol d’immigrés, de minorités et de groupes considérés comme fondamentalement allogènes, intrinsèquement étrangers et radicalement hostiles, qui détruiraient par leur seule présence “notre” communauté (nation, civilisation et/ou race), l’empêcheraient de rester fidèle à son “identité” profonde, de retourner à ses “racines” (évidemment immémoriales), et de retrouver sa “grandeur” (“make America great again”). Tous les maux de la nation ou de la civilisation sont ainsi expliqués par cette présence sur le sol national et continental.
- la haine de l’égalité et de l’ensemble des mouvements qui portent cette exigence, soit le mouvement syndical (en tant qu’il lutte contre les inégalités de classe), le mouvement féministe, le mouvement antiraciste, le mouvement LGBTQIA+ etc., l’ensemble de la gauche sociale et politique sont haïs par l’extrême droite partout dans le monde (et évidemment en premier lieu ses franges radicales, d’où l’anti-communisme fondamental de cette famille politique)
- l’idée qu’une renaissance nationale ou civilisationnelle est possible sous la stricte condition d’épurer le corps de la nation ou de la civilisation, d’un point de vue ethno-racial et politique, de ses ennemis fondamentaux – les minorités, les immigrés post-coloniaux et plus largement du Sud Global – mais aussi des “traîtres”, c’est-à-dire les mouvements de gauche et d’émancipation qui non seulement pactiseraient avec ces “ennemis”, qui fractureraient l’unité de la nation en pratiquant la lutte des classes, féministe ou antiraciste, et qui affaibliraient celle-ci en cherchant à dissoudre des hiérarchies considérées comme “naturelles”.
- un mélange propre au fascisme d’ultra-conservatisme (l’attachement justement à ces hiérarchies de genre, raciales, de classe etc) et de subversion, de révolte, à travers un discours, une symbolique et un imaginaire de la rupture, ce qui donne au fascisme et au néofascisme ce caractère de révolte réactionnaire tout à fait singulier et explosif, qui donne une partie de son impulsion politique et éthique au fascisme, sa capacité à s’implanter dans les masses en se connectant à des idées et affects contradictoires.
Ce qui demeure entre le fascisme de l’entre-deux-guerres et le néofascisme contemporain c’est cette matrice-là qui a des dimensions politiques, idéologiques et stratégiques, notamment toute cette idée de “troisième voie” (ni gauche ni droite, ni socialiste ni capitaliste). Peut-être qu’il est utile de dire pourquoi les stratégies autour de l’exercice de la violence par des appareils paramilitaires ne perdurent pas, du moins à une échelle de masse. Il y a à mon avis deux raisons essentielles :
- Il n’y a pas le même “matériau humain” que dans le contexte post-1918, c’est-à-dire des millions de jeunes hommes qui avaient fait la guerre, enrôlés dans les armées de la Première guerre mondiale, avaient fait cette expérience de brutalisation de masse dans les tranchées, et qui, pour une partie d’entre eux (car il y eut aussi beaucoup d’anti-militaristes parmi les anciens combattants), ont nourri les rangs fascistes.
- Stratégiquement le fascisme classique avait besoin de ces milices pour déraciner physiquement le mouvement ouvrier qui était beaucoup plus implanté, ancré et puissant dans les communautés ouvrières, y compris dans les campagnes italiennes de certaines régions où il était très fort et avait conquis toute une série de droits juste après la Première Guerre Mondiale. Il y avait donc une “nécessité” de la violence de masse et des appareils paramilitaires dans le contexte particulier de l’après-Première guerre mondiale.
Notre contexte est différent mais stratégiquement il y a cette idée de la Troisième voie : “nous sommes à la fois une alternative aux partis bourgeois et à la gauche”, les deux vendant la nation, comme le dit Marine Le Pen, “au mondialisme d’en haut, du totalitarisme financier”, et au “mondialisme d’en bas” “islamiste” “nourri par l’immigration de masse”. Marine Le Pen, et tous les dirigeants de l’extrême droite au niveau mondial, s’inscrivent clairement dans cette stratégie politique de la Troisième Voie qui est de s’ériger en alternative vis-à-vis des partis bourgeois et des partis ouvriers ou de gauche.
Si je comprends bien, pour toi, extrême droite et fascisme sont synonymes ?
Pas tout à fait. On pourrait faire un exercice de typologie assez savant en distinguant des extrêmes droites traditionaliste/royaliste, bonapartiste, fasciste, etc. Aujourd’hui, il me semble que l’exercice typologique devrait davantage conduire à distinguer les extrêmes droites à partir de leur stratégies idéologiques : une branche libertarienne-autoritaire (Trump ou Milei), une branche libérale-réactionnaire (Meloni ou Orban) et une branche social-nativiste (Marine Le Pen). Mais je précise qu’on a souvent trop tendance, à partir de ces typologies, à imaginer que les frontières entre ces courants seraient infranchissables, alors que, le plus souvent, ils ont été capables de collaborer, d’agir voire de gouverner ensemble.

Au XXe siècle les deux grandes branches de l’extrême droite qui ont eu un impact historique c’est l’extrême droite fasciste et néofasciste, et l’extrême droite militaire. L’extrême droite militaire cela renvoie par exemple à Franco, à Pinochet, aux colonels grecs qui prennent le pouvoir par un coup d’Etat en 1967. Leur force, la source de leur pouvoir, c’est évidemment leur ancrage dans l’appareil militaire et ils se basent sur une stratégie qui est celle du coup de force en s’appuyant sur les forces régulières de l’armée, sans chercher véritablement à construire une assise dans la population.
Aujourd’hui, dans la France de 2025, je ne crois pas que le danger soit celui d’un coup d’Etat de la part d’une extrême droite militaire, même si on a vu les textes il y a quelques années montrant qu’il y a un ancrage d’extrême droite dans des secteurs importants de l’armée y compris au plus haut niveau de la hiérarchie militaire. Ce qui me semble le plus dangereux c’est plutôt la branche politique, donc l’extrême droite néofasciste, celle qui a travaillé depuis des décennies à remodeler l’héritage politique, stratégique et programmatique du fascisme, généralement sans s’en réclamer explicitement, tout en maintenant le socle idéologique anti-immigrés et raciste (notamment islamophobe), et en faisant des clins d’oeils en direction de ceux et celles qui sont attachés à cette tradition politique.

Par exemple, quand Marine Le Pen invite dans un tweet à relire Jean Raspail au moment de sa mort, un écrivain raciste qui avait écrit un roman d’anticipation décrivant une guerre civile raciale, elle sait très bien ce qu’elle fait : elle s’inscrit dans une histoire, dans une famille politique. Elle est militante depuis plus de quarante ans de ce courant politique, elle connaît très bien ses référents idéologiques, programmatiques et littéraires, elle s’inscrit dans cette histoire fasciste contrairement à ce qu’ont pu dire récemment des idéologues médiatiques comme Michel Onfray, Marcel Gauchet, David Pujadas ou Alain Finkielkraut, selon lesquels Marine Le Pen et le RN auraient rompu avec l’héritage de l’extrême droite.
Tu reprends l’idée de l’historien Robert Paxton que le retour du fascisme doit pas être envisagé comme un retour à l’identique du fascisme historique, mais plutôt comme l’émergence d’un “équivalent fonctionnel”. Mais alors c’est quoi la fonction du fascisme ?
Cette question est intéressante car souvent, du côté de la gauche radicale, il y a une thèse rapide et facile, sinon fausse, qui est que la fonction du fascisme c’est d’être le “dernier rempart” de la bourgeoisie face à une révolution imminente, à une offensive des classes populaires, à une insurrection de la classe ouvrière. Or ce n’est pas comme ça que se présentent les choses. Le fascisme se développe en 1921-1922 avec des fonds qui viennent effectivement des grands propriétaires terriens pour briser le mouvement ouvrier dans les campagnes. Mais clairement, quand Mussolini arrive au pouvoir, il n’y a pas de “menace” révolutionnaire imminente : bien sûr il y a la grande peur qu’ont suscité chez les possédants la Révolution russe de 1917 puis le “bienno rosso” en Italie (les deux années rouges, 1919-1920). Mais c’est plutôt parce que cette révolution a été défaite, parce que le parti socialiste italien s’est montré incapable de tirer parti de la combativité ouvrière pour prendre le pouvoir et engager une transformation radicale de la société italienne, que les fascistes ont pu arriver au pouvoir dans ce climat de démoralisation et de désorientation au sein de la classe travailleuse.

De la même manière, en Allemagne, les nazis arrivent au pouvoir plutôt à froid. La période 1929-1933 n’est pas une période de montée des luttes ouvrières et populaires : il y a des mobilisations, parfois importantes et même radicales, mais elles restent défensives. Cette séquence diffère de ce point de vue de la séquence 1918-1923, marquée par une instabilité politique beaucoup plus forte et un mouvement ouvrier nettement plus à l’offensive, avec des tentatives insurrectionnelles. 1923, c’est aussi l’année où les nazis tentent pathétiquement de prendre le pouvoir avec le putsch de la Brasserie mais sont laminés militairement. Hitler se retrouve en prison, moins d’un an d’ailleurs (ce qui n’est pas beaucoup pour une tentative d’insurrection et ce qui montre la complicité de l’appareil judiciaire avec les nazis tout au long de la période), et il opte alors définitivement pour une stratégie légale d’accès au pouvoir.
Le dernier rempart de la bourgeoisie, à vrai dire, ce sont plutôt les appareils de répression de l’Etat, en particulier l’armée qui est généralement un bastion réactionnaire. Mais si le fascisme n’est pas le dernier rempart, à quoi sert-il ? Il a bien une fonction historique du point de vue de la bourgeoisie. Si une fraction importante des élites politiques, économiques et médiatiques donnent le pouvoir sur un plateau aux fascistes, c’est afin de restabiliser l’ordre politique dans un contexte où aucune majorité parlementaire ne parvient à se dégager et où la situation politique est bloquée, au bord de la crise de régime.

Dans ce genre de situations, la bourgeoisie n’est pas véritablement menacée dans ses intérêts fondamentaux (la crise n’est pas révolutionnaire ou pré-révolutionnaire), mais du fait de l’instabilité gouvernementale chronique, elle ne parvient pas – ou pas complètement – à imposer ses politiques.Les partis bourgeois traditionnels, qui assurent sa domination dans le champ politique, sont trop discrédités, leur légitimité dans la population est trop effritée. La bourgeoisie a donc besoin de trouver un relais à vocation hégémonique dans le champ politique, colmater les brèches et reprendre l’initiative face à des mouvements populaires incapables de prendre le pouvoir mais suffisamment forts pour bloquer une partie de ses politiques.
C’est intéressant de voir ça parce que le fascisme est souvent vu comme un plus gros bâton pour taper sur la tête des classes populaires. Moi je pense que c’est un peu différent en réalité : le plus gros bâton dont dispose la bourgeoisie c’est l’armée. Et d’ailleurs elle cherche toujours à l’utiliser quand il y a une menace révolutionnaire, ou même simplement lorsqu’une politique de gauche réellement ambitieuse menace ses intérêts, même sous une forme parfaitement réformiste (Espagne 1936, Chili d’Allende 1973…). Pour prendre le cas chilien, on voit alors l’ensemble des classes dominantes s’entendre avec des généraux, comploter avec les dirigeants étatsuniens et la CIA, et alors des avions viennent mitrailler le palais d’Allende qui est acculé au suicide, les militants de gauche sont entassés et massacrés dans des stades, etc.

Ce que la bourgeoisie attend du fascisme, en l’intégrant à une grande coalition des droites, c’est d’entraîner sa base sociale et de la mettre au service d’une politique bourgeoise, supposant de détruire les mouvements ouvriers et populaires et de restabiliser le système politique, tout cela sans avoir à passer par un coup d’Etat militaire. Je rappelle en passant que, dans tous les cas historiques que l’on connaît, les fascistes sont arrivés au pouvoir dans le cadre d’une coalition des droites, et, dans les cas italiens et allemands, dans une position minoritaire en termes de nombre de portefeuilles ministériels par rapport aux ministres qui venaient de la droite traditionnelle (conservatrice ou libérale).
Les fascistes se sont toutefois toujours assurés d’avoir la position de chef de gouvernement – Hitler l’avait dit, il ne voulait pas être autre chose que chancelier – et le ministère de l’Intérieur pour disposer des forces de police. À partir de là, les fascistes font ce à quoi ils aspirent, à savoir rebâtir l’appareil d’Etat à leur profit : pour les opportunistes s’assurer des postes de pouvoir et des sources de revenus, et pour les plus idéologues et fanatiques mettre en oeuvre leur projet de société.

La fonction historique du fascisme, du point de vue des classes dominantes, est donc davantage hégémonique que militaire (faire face à une montée révolutionnaire des classes populaires, un soulèvement en cours ou imminent, etc.). Cela étant dit, il s’agit bien de mater l’ensemble des contestations. Dans le contexte présent : non pas seulement les contestations syndicales et ouvrières, mais bien évidemment les mouvements antifascistes, antiracistes, anti-guerre, écolo-radicaux, féministes et LGBTQIA+. Faire taire toutes ces contestations pour restabiliser l’ordre politique, mais plus profondément pour rebâtir l’ordre politique autour de l’idée de “hiérarchie naturelle” et d’un projet de “renaissance nationale”.
Tu t’opposes donc à une approche marxiste un peu obtuse et très orthodoxe qui ne considère le fascisme que comme un outil de la classe capitaliste. Qu’est-ce qui pose problème avec cette approche ? Est-ce que le fascisme a une autonomie vis-à-vis de cette classe capitaliste ?
Je pense que sur la question du fascisme, comme sur celle du racisme d’ailleurs, il ne faut pas opposer mais articuler une approche par en haut et une approche par en bas.

L’approche par en haut c’est effectivement montrer à quel point le fascisme trouve des complicités structurelles au sein de la classe capitaliste. Dans le cas de Trump, le cas est encore plus fragrant puisque c’est un milliardaire qui entre dans le champ politique et devient lui-même un dirigeant néofasciste. Ce n’est pas l’unique cas qu’on connaît dans l’histoire où des riches et des magnats cherchent à construire une carrière politique. Johann Chapoutot donne un exemple de ce type à travers Alfred Hungenberg, un magnat de l’industrie qui achète un empire de presse et qui devient ministre de l’extrême droite allemande non-nazie.
C’est très important d’avoir en tête cette histoire par en haut du fascisme, des liens qu’il noue de manière souvent très volontariste avec les classes possédantes (les capitalistes, les grands propriétaires terriens, les généraux de l’armée…). Dans le cas du mouvement nazi, des personnes comme Goering et Ribbentrop organisaient des dîners et des meetings avec des membres éminents de la bourgeoisie, du patronat, pour les rassurer et faciliter leur accès au pouvoir. Aujourd’hui on peut se référer aux travaux de Marlène Benquet sur les grands financeurs de l’extrême droite libertarienne.

C’est une dimension très importante à avoir en tête, notamment pour battre en brèche tout le discours des fascistes eux-mêmes qui se présentent comme une prétendue alternative au “système”, comme des gens qui voudraient la “rupture”. “Système” est d’ailleurs un terme typiquement fasciste : les nazis l’employaient de manière systématique. Quand ils parlaient de la République de Weimar avant leur arrivée au pouvoir ils parlaient par exemple de “l’époque du système” (“Systemzeit”). Ce terme a toujours été confortable car chacun peut y mettre ce qu’il veut : le système c’est quoi ?
L’approche par en bas du fascisme suppose de considérer que la force de l’extrême droite fasciste, par exemple par rapport à l’extrême droite militaire (des généraux qui font un coup d’Etat et imposent une dictature d’extrême droite), c’est de parvenir à construire une base sociale et de trouver l’oreille de millions de personnes. Donc elle bâtit tout un discours et une rhétorique, mobilise des émotions et des affects, développe un certain style et des formes d’humour, soigne ses apparitions publiques, la scénographie de ses meetings, etc. Dans l’entre-deux-guerres, Hitler arrivait généralement en avion pour ses meetings, donnant un sentiment de puissance et lui permettant de prendre la parole plusieurs fois dans une même journée en différents points de l’Allemagne. Aujourd’hui Milei arrive avec sa tronçonneuse et se met en scène avec Elon Musk.
Tout cela participe d’une stratégie visant à séduire les “masses”, voire à les organiser et les mobiliser si nécessaire. Et, de fait, les mouvements d’extrême droite, dans certains contextes historiques, parviennent à bâtir une forme d’adhésion de masse à leur vision du monde, à leurs projets : une adhésion plus ou moins intellectuellement motivée et rationalisée, plus ou moins émotionnelle. Sur la base de cette adhésion, ils vont chercher ensuite à mobiliser activement leurs sympathisants dans la rue et à les encadrer idéologiquement, particulièrement dans l’entre-deux-guerres qui a constitué un contexte exceptionnel de politisation de masse, beaucoup plus intense qu’aujourd’hui.
Aujourd’hui, nous vivons après quarante ans de néolibéralisme. Or le néolibéralisme ne devrait pas être réduit à une politique de marchandisation, privatisation, etc. Il est aussi une politique de dépolitisation : “il n’y a pas d’alternative” comme disait Thatcher, autrement dit il faut laisser “le marché” (c’est-à-dire les capital et les impératifs d’accumulation) gouverner et discipliner les politiques publiques. Dans ce contexte historique, aussi bien la gauche et le mouvement ouvrier que l’extrême droite ont plus de mal à mobiliser leurs partisans dans la rue que dans l’entre-deux-guerres, même s’il faut souligner qu’en France la capacité de la gauche sociale et politique (partis, syndicats, collectifs, etc.) à mobiliser dans la rue demeure beaucoup plus importante que celle de l’extrême droite. Néanmoins, la France pourrait ne pas rester longtemps étrangère à ces mobilisations d’extrême droite de rue – sous la forme de tentatives de coups d’Etat ou de pogroms anti-immigrés ou anti-musulmans – qui renaissent à une échelle inconnue depuis l’après-guerre aux Etats-Unis, au Brésil, en Angleterre, en Allemagne ou en Espagne, sans même parler du cas indien où le néofascisme suprémaciste hindou bénéficie depuis longtemps d’une base de masse et de milices armées.
C’est important d’interroger les raisons pour lesquelles des segments entiers de la classe travailleuse mais aussi de la petite bourgeoisie et de la paysannerie, ont pû adhérer à cette vision du monde fasciste, sans forcément adhérer au parti lui-même mais en se retrouvant même minimalement dans ce projet-là. Toute une partie de la paysannerie allemande a par exemple voté pour les nazis. Il faut donc se méfier de l’idée qu’il suffirait que la bourgeoisie appuie sur un bouton, finance les nazis pour que ces derniers obtiennent plus de 30% aux élections. C’est plus compliqué : s’ils ont obtenu jusqu’à 37% aux élections c’est qu’ils sont parvenus à politiser une série d’attentes, d’intérêts, d’aspirations, de désirs, d’affects, qui n’ont pas été créés de toutes pièces par les financeurs bourgeois, qui étaient présents dans au moins une partie des classes populaires comme dans toutes les couches sociales, et qui pouvaient renvoyer à une histoire longue (celle de l’antisémitisme par exemple).
Je dis volontairement “classes populaires” car la classe ouvrière – en Italie comme en Allemagne – est le groupe social qui a été le moins pénétré par le mouvement fasciste. Cela ne veut pas dire que les fascistes n’y ont aucune influence, mais dans les deux cas l’adhésion au fascisme a été beaucoup plus forte dans les couches moyennes salariées et la petite bourgeoisie que dans la classe ouvrière. Aujourd’hui c’est variable d’une société à une autre.
Dans le cas du Front National en France et de Marine Le Pen, ce serait se mettre la tête dans le sable que de dire qu’ils n’ont pas de base sociale dans une partie des classes populaires, même s’ils sont aussi très forts dans une partie de ce qu’on appelle les classes moyennes (notamment les petits indépendants). Et ce n’est pas juste un sous-produit du soutien des médias Bolloré, d’une stratégie d’endoctrinement qui passerait par CNews etc. : cela s’est construit bien avant que Bolloré ne bâtisse un empire médiatique et cela s’inscrit dans des dynamiques économiques, sociales, politiques et idéologiques de long terme, dans lesquelles la gauche – en particulier le PS – a une énorme responsabilité. Toutes choses que j’essaie de montrer dans le livre.
Tu parles de rhétorique anti-système. C’était effectivement mobilisé par le RN auparavant mais est-ce que tu ne trouves pas qu’aujourd’hui il essaye plutôt d’apparaître comme une droite “légitime” et “sérieuse” ?
Oui mais tout dépend du moment dans lequel on se trouve, de l’étape dans le processus de montée du fascisme vers le pouvoir. La révolte réactionnaire, ce mélange bizarre d’ultra-conservatisme et d’appel subversif à détruire “le système”, varie selon les conjonctures et les besoins stratégiques et tactiques des fascistes.

Dans les années 1980, ils ont beaucoup plus une rhétorique conservatrice car leur objectif à ce moment-là est de conquérir une partie de la base sociale de la droite traditionnelle. Et c’est ce qu’ils font : l’essentiel de la première base sociale du Front National ce sont des gens qui votaient à droite auparavant. Ils vont avoir une stratégie différente à partir des années 1990 car ils voient bien que le mouvement ouvrier et le Parti Communiste sont en déclin très prononcés et qu’il y a la possibilité de se développer dans les territoires de vieille implantation de la gauche (PCF mais aussi PS) : le bassin minier dans le Pas-de-Calais, la Lorraine antérieurement sidérurgique… C’est dans le cadre de cette stratégie qu’il vont commencer à développer une rhétorique dite “sociale” et antisystème plus prononcée, notamment contre l’Europe alors qu’auparavant, jusqu’au début des années 1990, ils étaient pro-Europe car, dans leur vision et leur imaginaire, elle permettait de se défendre face à l’Union Soviétique.
Toute cette stratégie a été accentuée dans les années 2010 par Marine Le Pen, notamment dans le contexte de remontée des luttes sociales qui a marqué le cycle 1995-2010. Je pense que Marine Le Pen a bien senti que quelque chose se passait dans la société française en termes de conflictualité sociale et de refus du néolibéralisme, et qu’il y avait nécessité pour le FN de parler davantage de la “question sociale”. Il y a aussi eu l’arrivée au pouvoir de François Hollande qui a mené une politique de fait très à droite sur le plan économique et social. Les dirigeants du FN se sont certainement dit qu’il y avait là une opportunité de se développer dans des régions où la gauche était historiquement forte mais où elle était en train de se discréditer, et où il y avait donc intérêt à mobiliser un discours “social”.

Aujourd’hui elle estime qu’elle a conquis durablement des pans entiers de l’électorat populaire. Son but est donc différent : il est à nouveau d’aller à la pêche à l’électorat de la droite traditionnelle, donc il faut donner des gages de sérieux économique, c’est-à-dire d’orthodoxie néolibérale, à la bourgeoisie mais aussi à toutes les couches sociales qui sont idéologiquement sous la coupe de la bourgeoisie. Donc la rhétorique “anti-systéme” est mise en sourdine, sans jamais disparaître complètement car elle sait que, dans le contexte français, il y a une conflictualité importante qui peut remonter à différents moments : Gilets jaunes, mouvements pour les retraites… Et on voit que certains députés ou dirigeants – Philippot il y a 10 ans ou Tanguy aujourd’hui – ont pour fonction de réactiver régulièrement le discours “social” pour montrer que le FN/RN n’oublie pas les ouvriers, les “petits”, etc.
Il faut bien voir que les courants fascistes et néofascistes sont fondamentalement opportunistes en matière économique et sociale, particulièrement lorsqu’ils ne sont pas au pouvoir. Marine Le Pen et le noyau dirigeant du FN/RN sait qu’ils peuvent appuyer sur la touche “anti-système” du piano si nécessaire, mais en ce moment ils préfèrent appuyer sur d’autres touches, celles qui séduisent le Medef, les clientèles traditionnelles de la droite qui se situent davantage dans les classes moyennes et favorisées, d’où l’exposition importante de Bardella, qui joue cette carte depuis 2 ou 3 ans.
La fascisation
Pour Frustration, j’ai développé l’idée d’un déjà-là fasciste. C’est un détournement du concept de Friot et de son déjà-là communiste, où il dit qu’on n’est pas dans une société communiste mais qu’on a dores et déjà des éléments de communisme. Donc c’est un peu la même idée inversée : on n’est pas encore dans le fascisme, même pas sur qu’on y aille stricto-sensu, mais on a dès aujourd’hui des éléments de fascisme. Tu penses quoi de cette idée ?
J’en pense du bien et ça rejoint ce que j’ai essayé de théoriser à l’aide du concept de “fascisation”. Ce concept a été employé dans l’entre-deux-guerres et les années 1970 de diverses manières, parfois de façons qui ne me plaisent pas. J’ai commencé à l’employer en 2020 dans un article pour dire à peu près cela. Dans le livre que nous avions publié avec Ludivine Bantigny en 2021 on écrit à peu de choses près : “le fascisme est à la fois là et pas là”. Il est là dans le sens où un processus de fascisation est engagé, au sens où le fonctionnement et la matérialité de l’Etat ont déjà commencé à changer en se concentrant sur des groupes considérés comme des cibles faciles, des bouc-émissaires si on veut : les exilés, les réfugiés, les immigrés du Sud-Global, les minorités, notamment la minorité musulmane, et les Rroms, qui font l’objet non pas seulement de discriminations mais de procédures illégales, d’un racisme d’Etat pour être tout à fait clair. Par exemple, bien des mesures prises par les mairies contre les Rroms – notamment sur la scolarisation des enfants – sont illégales. On a vu, depuis vingt ans, toute une série de lois, de circulaires et de législations islamophobes sous couvert de laïcité, et qui constituent les éléments d’un régime d’exception à l’encontre de la population musulmane en France.

C’est cela que je désigne par “fascisation” : il n’y a pas un régime fasciste achevé, dans la société française, c’est évident, mais il y a des éléments du processus de fascisation qui ont été enclenché, non pas par les fascistes au pouvoir, mais par des agents de fascisation, les “fascisateurs” dit Frédéric Lordon – c’est la même idée, que sont aussi bien Emmanuel Macron, François Hollande, Manuel Valls que le fascisateur premier qu’a été Nicolas Sarkozy. Dans Comment le fascisme gagne la France, de manière plus précise que dans la première édition, j’essaye de retracer, dans le chapitre sur l’autoritarisme, la manière dont les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir depuis une vingtaine d’années et l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur en 2002, ont engagé la France dans ce processus de fascisation qui nous a emmené là où nous sommes : dans un Etat policier et non loin d’une arrivée au pouvoir de l’extrême droite.
Tu dis qu’il “serait erroné et dangereux de prétendre” que l’accès au pouvoir du RN ne ferait “que prolonger les politiques d’ores et déjà mené”. Pourquoi ? Je me pose la question notamment en comparaison avec d’autres pays en particulier la Hongrie, l’Italie et la Suède. Est-ce que les politiques racistes et répressives y sont radicalement plus fortes qu’en France ? Sur certains sujets précis, par exemple la répression du mouvement pour la Palestine, je sais qu’elle a été tendanciellement moins forte en Italie et en Suède qu’en France : moins de conférences interdites, moins d’interdictions de manifester et de violences policières… Un des éléments de polémiques sur mes articles sur la fascisation provenait d’un malentendu : des lectrices et lecteurs ont pensé que je disais que le RN s’était recentré alors même que je disais que le centre s’est extrême-droitisé, ce qui n’est pas la même chose. Pour le dire autrement : qu’est-ce qui différencie aujourd’hui tant que ça notre gouvernement actuel et les gouvernements d’extrême droite ? Qu’est-ce qui fait que ce serait forcément d’intensité beaucoup plus forte en cas d’arrivée du RN au pouvoir ?
D’abord j’ai essayé de montrer dans La Nouvelle Internationale fasciste que, dans le processus de fascisation, il y a deux tendances concomitantes et qui se renforcent : une normalisation du fascisme et une fascisation du normal ; une mainstreamisation de l’extrême droite et une extrémisation de la droite. Ensuite, quand je dis que l’extrême droite au pouvoir ne ferait pas que“prolonger les politiques d’ores et déjà menées”, cela signifie qu’elle ne se contenterait pas des législations en vigueur, notamment en matière d’immigration, de droit des étrangers, de liberté de la presse, de libertés publiques et de droits démocratiques.

Pour moi la comparaison n’est pas simple à manier entre pays. La meilleure comparaison c’est plutôt avant-après : est-ce que, quand l’extrême droite arrive dans un pays, quelque chose change – ou peut changer, si les luttes populaires ne l’empêchent pas – de manière substantielle. Est-ce qu’il y a des formes de continuité entre Obama et Trump ou Biden et Trump, par exemple en matière de politiques migratoires ? Oui, c’est évident, mais ce n’est qu’une partie de l’histoire, et s’en tenir là c’est à mon avis aussi naïf que ceux qui s’imaginent que les centristes n’ont rien à voir avec la fascisation. C’est rater le fait que l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite ouvre toujours la possibilité d’un saut qualitatif, qui est un saut dans le vide du point de vue des groupes opprimés, du mouvement ouvrier et des droits démocratiques.
Dans le cas du trumpisme par exemple, il ne s’agit donc pas de dédouaner Barack Obama de ce qu’il a fait entre 2008 et 2016 et de dire qu’avant Trump c’était très bien et après c’est devenu l’horreur. Il y a toujours des éléments de continuité mais aussi de rupture. Cela est aussi vrai du fascisme de l’entre-deux-guerres : Hitler prolonge ce que Brüning, Von Schleicher et Von Papen ont fait quand ils étaient au pouvoir entre 1930 et 1933. Mais il ne s’en tient pas là, il veut et va aller beaucoup plus loin. Ensuite, le degré auquel les fascistes vont aller plus loin en matière de politiques migratoires, sur la presse, les libertés publiques et la démocratie, cela dépend essentiellement des rapports de force sociaux et politiques, du type de coalitions que construisent les fascistes et des appuis dont ils bénéficient dans l’Etat, du type de résistances qui leur sont opposées, des besoins qu’ils ont pour se maintenir au pouvoir de mater telle ou telle résistance ou pas, etc.

Si on essaie de prendre tout ça en compte, il est à mon avis assez évident que la criminalisation du mouvement de solidarité avec la Palestine a commencé avant Trump mais que celui-ci ne se contente pas de la prolonger mais l’amplifie et l’accélère, notamment à travers la politisation d’une agence fédérale comme ICE (la police anti-immigration), qui lui permet d’intervenir partout dans le pays et semble ainsi en train de devenir une sorte de garde prétorienne du président Trump (plus en réalité que les milices extra-parlementaire du type Proud Boys, etc.).
On pourrait dire la même chose pour Milei sous plein d’aspects : les politiques austéritaires et néolibérales, mais aussi de répression, menées par le centre-gauche et la droite en Argentine sont amplifiées de manière très radicale, y compris les attaques et la répression contre le mouvement ouvrier. Cela ne veut pas dire qu’il parvient à imposer toutes ses politiques ipso facto parce qu’il est au pouvoir : on le voit bien avec l’expérience de Bolsonaro au Brésil. Ce n’est pas parce que les néofascistes arrivent au pouvoir qu’ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent. D’autant plus que, contrairement à l’entre-deux-guerres, ils n’ont généralement pas avec eux un mouvement de masse aussi structuré et implanté que les dirigeants fascistes de l’entre-deux-guerres, qui pouvaient mettre ça dans la balance, face aux résistances du mouvement ouvrier mais aussi aux résistances de certaines fractions des classes dominantes ou des élites étatiques.

Mais si je reviens à ta question : prenons l’exemple d’Orban, au pouvoir depuis une quinzaine d’années en Hongrie. Il est évident que sur le plan des politiques migratoires, de la liberté de la presse, des libertés académiques, de la liberté d’expression, donc de droits démocratiques élémentaires, il y a eu un changement qualitatif avec ce qu’il y avait avant, c’est-à-dire les sociaux-démocrates qui avaient trahi les espoirs de vague redistribution des richesses qui avaient été portés sur eux et qui avaient permis, ce faisant, le retour au pouvoir d’Orban. Comme dans bien d’autres cas, l’extrême droite est arrivée au pouvoir sur la base de la déception qu’a engendré le centre-gauche au pouvoir.
Les cas italiens et suédois sont différents. En Suède, le parti d’extrême droite n’est à ce stade qu’une force d’appoint au Parlement, il n’est même pas au gouvernement. Le cas italien est intéressant mais j’indiquerais quand même que nous ne sommes pas à la fin du processus : il faudra juger Meloni une fois que cette expérience de pouvoir sera plus avancée, il pourrait y avoir des sauts qualitatifs dans les mois et années à venir. Par ailleurs l’Italie est un cas où les coalitions droite-extrême droite existent depuis près de 30 ans. Ce n’est pas la première fois que l’extrême droite néofasciste arrive au pouvoir mais c’est la première fois qu’elle est en position dominante. Par rapport à la France surtout, l’Italie se caractérise par un niveau relativement faible de conflictualité sociale. Il y a des résistances en Italie, c’est indéniable, notamment le mouvement pour la Palestine qui est en vérité plus fort qu’en France, des centres sociaux qui peuvent nourrir une combativité dans pas mal de villes italiennes, des syndicats de base qui peuvent être remuants, mais il y a beaucoup moins de capacités à se projeter à l’échelle nationale, à travers des mouvements de masse qui déstabilisent le pouvoir politique, ainsi qu’à se transcrire sur le champ politique. La gauche de rupture est groupusculaire en Italie sur la scène électorale : il n’y a pas de “menaces” de ce point de vue là, pour Meloni et la coalition au pouvoir.

La différence avec la France c’est que si le RN arrive au pouvoir c’est avec un arsenal juridique, réglementaire et étatique qui est déjà très avancé du fait de la fascisation impulsée depuis Sarkozy. Il a tout un répertoire d’actions immédiatement disponibles qu’il pourra utiliser contre des mouvements sociaux plus massifs et radicaux dans les dix dernières années qu’en Italie, et contre une gauche qui constitue malgré tout un concurrent pour le RN, contrairement au cas Italien où ce qu’il y a en face ce sont le Mouvement 5 étoiles et le Parti Démocrate, donc rien qui ressemble de près ou de loin à une gauche de rupture, et ces partis ne sont pas actuellement en capacité de battre la coalition des droites.
Les fascistes ne s’amusent pas à utiliser la force de manière extrêmement brutale juste par plaisir s’ils pensent que cela ne va pas leur rapporter quelque chose, s’ils escomptent qu’ils pourraient perdre du crédit. En Italie, la situation pourrait changer radicalement si le niveau de conflictualité s’élevait de manière nette et si la gauche de rupture devenait réellement une “menace” pour les partis actuellement au pouvoir. On en est loin il est vrai. Pour prendre un exemple, la CGIL, la principale confédération syndicale italienne, a invité Meloni a faire un discours à son congrès en mars 2023, quelque chose de tout à fait inimaginable pour la CGT en France. Meloni, dans ce contexte-là, n’a aucun intérêt à s’engager dans un déchaînement répressif, mais par contre elle a clairement renforcé son pouvoir (avec la réforme constitutionnelle de l’an passé, qui donne plus de pouvoir à l’exécutif) et avec le décret-loi sécurité imposé au printemps dernier, elle a accru la criminalisation de toutes les formes de contestation militante, en prévision d’une remontée de la combativité populaire.
Tu parles de rupture et de continuité, ce que je constate aussi Tu dis que l’on assiste à des sauts répressifs et racistes quand l’extrême droite arrive au pouvoir. En cela je suis d’accord. Mais ce qui me pose question c’est que je vois moi déjà un saut répressif et une rupture avec Macron. Il y avait déjà les éléments présents avec le PS et le gouvernement Hollande et la répression de la loi Travail. Les anti-racistes rappellent qu’il y avait déjà la répression et les violences policières dans les quartiers populaires, ce qui est vrai. Mais même sur ce thème, avec Nahel le niveau de violence a été extrêmement fort : un adolescent tué d’une balle dans la tête à bout portant, des morts dans la protestation qui a suivi… J’ai l’impression que le barrage s’est fait sur la promesse d’éviter ce saut répressif, mais que tous les éléments qu’on incluait dans ce saut répressif se sont finalement produits lors des deux quinquennats Macron. Je suis donc d’accord qu’avec un gouvernement labellisé d’extrême droite cela irait encore plus loin, que ce serait amplifié, mais j’ai aussi l’impression que ce serait aussi amplifié avec un président qui ne viendrait pas de l’extrême droite comme Gérald Darmanin ou Bruno Retailleau.
Comme je le disais plus haut, la fascisation peut passer par la mainstreamisation des néofascistes traditionnels ou par la fascisation des droites traditionnelles (en réalité elle passe bien souvent par les deux tendances). Trump c’est plutôt un personnage de la droite qui se fascise. Aujourd’hui beaucoup d’historiens du fascisme n’ont aucun problème à dire que Trump s’inscrit en continuité avec le fascisme. Et pourtant il n’a pas un mouvement fasciste de masse derrière lui, et lui ne vient pas des groupuscules suprémacistes ou néonazis, il vient de la droite traditionnelle.

Je n’ai donc aucun problème de principe à tenir compte de ce que tu dis. Pour préciser : ma vision c’est que le processus de fascisation n’est pas un processus linéaire, il passe toujours par une série de ruptures, liées à des défaites sociales, à des échecs politiques des gauches, ou à des refus de combattre (c’est flagrant dans le cas de l’islamophobie). L’arrivée au pouvoir de Macron s’inscrit dans une trajectoire qui a commencé antérieurement avec Sarkozy et Hollande, avec des points de rupture que j’ai essayé de documenter dans Comment le fascisme gagne la France, mais l’expérience Macron au pouvoir constitue aussi une rupture claire, qu’on peut mesurer même en termes simplement quantitatifs. Il suffit de prendre les chiffres que donne Paul Rocher sur l’usage des armes dites non-létales mais qui mutilent et qui tuent (qu’on pense à Rémi Fraisse, à Zineb Redouane ou à Mohamed Bendriss), ou encore la multiplication des interdictions de manifestations de la part de la préfecture de police de Paris. En termes statistiques il y a bien une rupture nette.
Qu’est-ce que ça peut être “plus que ça” ? Ça peut être plus de dissolutions, y compris d’organisations ayant un ancrage de masse. Une fois qu’on a dissout le CCIF (Collectif contre l’Islamophobie en France), le collectif Palestine Vaincra, la Coordination contre le racisme et l’islamophobie, la Jeune Garde, Urgence Palestine, que reste t-il ? Il reste la gauche révolutionnaire (NPA, LO, RP…), mais aussi les syndicats étudiants (l’UNEF comme cela a été mentionné par la droite il y a quelques années), et même la CGT ou la FI. Je ne sais pas si on prend suffisamment au sérieux le fait que le principal dirigeant de la droite française il y a quelques années, Eric Ciotti, maintenant passé sous la coupe du RN, a réclamé la dissolution de la France Insoumise, le principal groupe parlementaire de gauche. En termes d’éléments de langage fascisants balancés comme ça dans l’espace public, on ne fait pas mieux.

On peut toujours se dire que le pire a été atteint, mais ce n’est simplement pas vrai : on peut encore aller bien plus loin. Je ne dis certainement pas ça pour faire passer en sous-main l’idée “contentons nous du macronisme sinon ce sera pire”. Plutôt pour dire que le macronisme a mis le curseur très haut en termes de répression des manifestations et de recul des libertés publiques ; si l’extrême droite parvient au pouvoir, “plus loin” signifiera alors l’armée dans les quartiers populaires, la police tirant à balles réelles sur des manifestants, la dissolution d’organisations syndicales et politiques, etc. Il y a aussi un élément de contexte supplémentaire : le niveau de conflictualité sociale et politique tout à fait singulier qu’on retrouve en France par rapport à l’ensemble de l’Europe de l’Ouest qui contraindrait sans doute l’extrême droite en France à recourir à des moyens de répression beaucoup plus importants qu’en Italie, en Allemagne ou en Grande-Bretagne.
Je pense que c’est pour cela que le livre n’a pas bénéficié d’une grande médiatisation en 2018, du moins dans les médias mainstream du genre Libération ou Le Monde. C’est à la fois un livre qui alertait sur le fascisme mais qui n’était aucunement complaisant avec le macronisme, qui cherchait à tenir les deux bouts : dénoncer le macronisme pour ce qu’il fait en termes de régression sociale mais aussi en ce qu’il favorise la montée du fascisme, tout en rappelant que le fascisme est un danger mortel pour les droits démocratiques les plus élémentaires, pour les minorités, les classes populaires dans leur ensemble, le mouvement ouvrier, etc.

À un moment où on dénonçait la répression des Gilets Jaunes, on me demandait pourquoi je m’embêtais à analyser l’extrême droite et pointer le danger qu’elle représente, alors qu’il fallait se concentrer sur la dénonciation du macronisme. Le problème c’est que la bourgeoisie ne met jamais tous ses œufs dans le même panier, elle développe toujours des liens avec plusieurs partis capables de défendre ses intérêts dans le champ politique. La Macronie est le parti du capital, cela pourrait aussi être LR ou le RN. Le RN défendrait assurément les intérêts du capital mais en s’appuyant sur une autre coalition, une coalition sociale plus large intégrant une partie des classes populaires.
C’est ce qui m’inquiète beaucoup : contrairement à la Macronie, le RN a conquis une réelle base sociale à l’intersection des classes populaires et des couches moyennes. C’est quelque chose qu’il peut mettre dans la balance auprès du patronat en disant “nous allons pouvoir mettre en place les politiques que vous voulez, et cela va mieux passer car des gens nous suivent et sont d’accord avec nous. On leur fera miroiter la dégradation des droits d’autres groupes, une manière en quelque sorte d’augmenter le “salaire psychologique de la blanchité” (pour parler comme le sociologue africain-américain Du Bois) : en dégradant la valeur sociale et symbolique des autres, des groupes altérisés et minorisés, des musulmans et des immigrés, on rehausse automatiquement celle des natifs (même si matériellement on ne leur offre rien ou presque).
Sociologie du RN
Tu dis que contrairement à ce que disent Thomas Piketty et Julia Cagé, le vote en faveur du RN n’est pas “un vote par défaut ou par dépit”. Pourquoi ?
Ce n’est pas la chose la plus contestable qu’ils disent, mais cela reste très contestable. D’abord, s’il s’agissait uniquement d’un vote par défaut ou par dépit, on comprendrait mal pourquoi les électeurs et électrices du RN sont aussi stables dans leur vote aujourd’hui. Contrairement aux années 1990 où il y avait un vote assez volatile entre la droite, l’extrême droite et l’abstention, aujourd’hui les électeurs ou électrices du RN se reportent d’une élection à une autre vers le candidat RN, y compris quand le candidat est inconnu localement, là où ce n’était pas autant le cas dans les années 1990 et où on votait pour la marque Jean-Marie Le Pen parce que c’était un tribun charismatique et on était convaincus ou séduits par ses apparitions dans les débats télévisés, mais aux élections locales on votait pour d’autres partis, notamment les partis de droite.

Aujourd’hui une partie de la population considère le RN comme son parti. Je pense qu’il faut vraiment le mesurer. C’est plus fort dans certains segments sociaux, dans certains territoires. Il y a pas un portrait robot de l’électeur RN mais il y a des centres de gravité, des zones de force. Par exemple, dans le segment des franges stabilisées des classes populaires, blanches et généralement propriétaires de leurs logements dans des zones péri-urbaines, semi-rurales, ou rurales, c’est plus fort. Dans la petite bourgeoise traditionnelle : les petits indépendants, petits artisans, petits commerçants, petits agriculteurs, il y a également un très fort vote pour le RN, aussi fort que dans le premier segment si on prend les élections 2024. Ce sont là deux grosses zones de force socialement du vote RN dans lesquelles ce n’est pas un vote par défaut.
Par ailleurs, Piketty et Cagé manquent complètement un résultat des enquêtes quantitatives et qualitatives, à savoir qu’au centre de la représentation du monde, de leurs aspirations, de leurs “désirs socio-politiques” pour parler comme Félicien Faury, de ces électeurs et électrices RN, il y a le racisme et la xénophobie. Piketty et Cagé veulent nous expliquer que c’est un vote qui exprime uniquement une sorte de révolte contre la mondialisation et une souffrance sociale vis-à-vis de l’affaiblissement des services publics dans toute une série de territoires. Cela peut exprimer ça mais ce n’est presque jamais déconnecté de tout un discours et d’une représentation de la société française qui serait radicalement menacée, dans son existence même, par l’immigration, les minorités, mais aussi une haine de la gauche et des mouvements qui portent une exigence d’égalité comme le mouvement antiraciste.

Même sur le plan économique et social, en réalité les segments des classes populaires qui votent pour le RN ne sont pas forcément ceux qui réclament le plus des politiques de gauche. Si on écoute Julia Cagé on a l’impression qu’il suffirait que la gauche se mette à parler de services publics – ce qu’elle n’a jamais cessé de faire si on prend la gauche de rupture, que ce soit le PC ou LFI – pour que les franges des classes populaires qui votent RN se tournent vers elle.Pourtant, sii on regarde les questions “bread and butter” comme on dit en anglais, c’est-à-dire les questions strictement matérielles, il n’y a pas photo entre le programme de la gauche (du Nouveau Front populaire) et celui du RN. Il y a donc bien quelque chose d’autre qui, parfois, se substitue ou se connecte aux questions matérielles et qui vient expliquer le vote RN chez ces ouvriers ou employés, quelque chose qui par ailleurs fait ciment entre les différents électorats du RN, entre les bourgeois qui votent RN et certains franges de la classe travailleuse qui votent RN. Ce ciment-là, c’est ce que je dis dans le livre mais aussi dans ma contribution dans Extrême droite : la résistible ascension (2024, Editions Amsterdam), c’est la centralité de la xénophobie et du racisme dans le vote RN, une représentation raciale et raciste des problèmes et menaces auxquelles est confrontée la population française.
L’insécurité : un argument de l’extrême droite ?
Un des arguments de l’extrême droite c’est la “lutte contre l’insécurité”. Comment on pense ce sujet quand on est de gauche ? Est-ce qu’on doit l’éviter parce que c’est pas notre domaine ? Est-ce que l’évoquer c’est prendre le risque, comme beaucoup de gens à gauche, de se mettre à parler comme la droite ou l’extrême droite ?
Sur l’analyse de la place de l’insécurité dans le vote RN il faut bien noter qu’il n’y a pas de relation mécanique entre l’expérience de la délinquance et de l’insécurité d’un côté et le vote RN de l’autre. On peut avoir des territoires où le niveau de délinquance est très faible et le vote RN très important, et inversement. En réalité les enquêtes montrent qu’un facteur très important de la perception de l’insécurité est la perception de l’immigration : plus on perçoit l’immigration comme un problème, plus on a tendance à considérer que l’insécurité est très élevée.
D’ailleurs, c’est un point de méthode important mais quand on interprète les motivations du vote chez les électeurs de l’extrême droite, il ne faut pas les regarder indépendamment les unes des autres, comme si elles ne faisaient que s’additionner (le pouvoir d’achat, l’insécurité, l’immigraiton, etc.). Elles sont connectées les unes aux autres et là encore, c’est bien souvent la xénophobie et le racisme qui font ciment, qui leur donne une cohérence et qui fournissent une forme de causalité maléfique (les immigrés et minorités comme responsables et coupables de tous les maux). Par exemple le pouvoir d’achat n’est pas souvent vu par les électeurs du RN comme un problème lié aux conflits de classe, à la rapacité des bourgeois, des patrons ou des actionnaires, mais via le discours : “ils prennent toutes les aides, l’Etat ne donne qu’à eux, j’aurais plus si je payais moins d’impôts, des impôts qui vont à des gens qui ne le méritent pas et ne devraient pas être là”.
Pour revenir à ta question, je ne pense pas que la gauche devrait esquiver la question de l’insécurité, mais je ne pense pas qu’elle devrait l’aborder comme les droites ou l’extrême droite, c’est-à-dire d’une manière policière. D’abord il y a tout un discours important et intéressant que la gauche doit tenir : l’insécurité ce n’est pas que l’insécurité en termes de délinquance, c’est aussi l’insécurité sociale, la précarisation des conditions d’existence, du travail, du logement, etc. C’est quelque chose qui peut parler à des millions de gens, cette insécurisation de leurs conditions de vie. C’est très important d’insérer la question de l’insécurité dans un paysage plus large qui porte sur l’insécurisation par les politiques néolibérales de larges pans de la société française, notamment dans les classes populaires et intermédiaires, donc 80% de la population, à travers eux ou leurs enfants. Sur la scène scolaire, Parcoursup est par exemple une vaste entreprise à insécuriser.

Mais là encore je ne veux pas éviter la question : la gauche devrait avoir un discours sur l’insécurité. Simplement, chaque fois que des représentants autoproclamés de la gauche depuis quarante ans prétendent aborder cette question, ils le font en mobilisant des arguments de droite : réclamer plus de commissariats, de flics municipaux, d’armement, etc. Bien souvent aussi parce que ce sont des élus locaux qui portent ça. Au plan local il est peut-être plus difficile d’imaginer une politique de gauche qui permettrait de résoudre l’insécurité, parce qu’en fait la position de la gauche en matière d’insécurité devrait commencer par dire : la répression ne permet pas d’affronter le problème de l’insécurité. La preuve par les Etats-Unis qui sont à la fois la société où, depuis les années 1980, le niveau de répression et d’emprisonnement est de loin le plus élevé au monde et un pays où le niveau de délinquance est le plus élevé dans les pays occidentaux.
Ça ne constitue donc pas une solution magique à la délinquance qui peut effectivement avoir des conséquences insupportables pour les gens qui vivent dans les territoires où la criminalité est élevée. En réalité c’est à la fois la précarisation de masse et surtout le décalage entre cette précarisation et les idéaux d’enrichissement par tous les moyens que promeut la société capitaliste, qui créent cet appel à la délinquance. Si vous dites en permanence que la valeur d’un individu se ramène à sa richesse et que par ailleurs vous affirmez qu’il faut tout faire pour s’enrichir, s’élever socialement, ne vous étonnez pas si ceux qui sont en bas de l’échelle fassent tout pour s’enrichir, y compris utilisent des moyens violents. Il est donc impossible d’imaginer réduire considérablement l’insécurité sans une politique anticapitaliste. La gauche devrait avoir le courage de porter ce discours là.
Ça veut aussi dire que les politiques que l’on propose en matière économique et sociale auraient pour effet à moyen et long terme de réduire la délinquance. Mais ne nous mentons pas : la délinquance est là et le problème ne sera pas résolu en quelques jours ou semaines. Il ne l’est d’ailleurs pas non plus par les politiques ultra-répressives : on fout des milliers de gamins et de jeunes hommes en prison et ça ne change rien. Il y a au passage des questions plus spécifiques autour des drogues : il y a une politique de gauche à développer en la matière que l’essentiel de la gauche a du mal à assumer. J’ai trouvé intéressant que la France Insoumise cherche à prendre au sérieux cette question là dans la période récente ; c’est important à la fois sur un plan de santé publique, sur un plan social et effectivement sur le plan de la lutte contre la criminalité.
Le RN est-il condamné à gagner ?
En juillet 2024, le RN a perdu les élections législatives alors que tout le monde le donnait gagnant. Tu notes que c’était “inattendu”. Comment l’expliquer ?
C’était inattendu au regard de la quasi-totalité des sondages qui donnaient le RN allié à Ciotti gagnants, parfois même avec une majorité absolue à l’Assemblée. En réalité on pouvait malgré tout s’attendre à ce qu’il n’y ait pas, à ce stade, une majorité de l’électorat pour donner les clés de l’appareil d’Etat au RN. Mais le temps nous est compté et sans penser que l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite est inévitable il y a effectivement quelque chose qui a évolué au cours des dernières années qui rend son arrivée au pouvoir plus probable. Notamment le fait que sur le plan électoral des segments entiers des classes moyennes et favorisées, qui votaient traditionnellement à droite, se déportent de manière croissante vers l’extrême droite. Sur le plan des soutiens médiatiques et financiers, on voit très bien la pénétration de l’extrême droite dans une partie du patronat, une légitimation croissante de ses positions : le RN apparaît aujourd’hui, pour des franges de plus en plus large du patronat, comme une solution possible à la situation de blocage politique de la société française, à la quasi-crise de régime dans laquelle elle est en train de s’enfoncer.

Ça pousse à cet aboutissement que serait une coalition des droites dominée par l’extrême droite, comme en Italie par exemple. Si le patronat français regarde du côté de l’Italie il peut d’ailleurs se dire qu’il n’a, du point de vue de ses intérêts, absolument rien à craindre du RN. Il y a eu une époque où le parti des Le Pen parlait de sortir de l’Union Européenne et de l’euro, mais c’est fini. De même, toutes les promesses sociales qu’il faisait il y a dix ans ont été oubliées. Bardella, une semaine avant l’élection législative, a dit que finalement il ne ferait pas tout de suite l’abrogation de la réforme des retraites, c’est-à-dire qu’elle serait très certainement enterrée. A cette étape de son ascension, le RN cherche à donner des gages à ces franges-là de l’électorat, la droite traditionnelle et le patronat, et chez eux il est clair qu’on préfèrera toujours l’extrême droite à une gauche qui n’a pas tout à fait renoncé à améliorer les conditions de vie des classes populaires, même une gauche parfaitement réformiste.
Par ailleurs on voit l’espace politique de la NUPES et du NFP se déliter : le Parti socialiste, mais aussi le Parti Communiste sous direction de Roussel, pour des raisons boutiquières, ont fait exploser ce cadre-là. Ce n’est pas en premier lieu l’attitude des dirigeants de la France Insoumise qui a disloqué les coalitions de gauche, contrairement à ce qui est généralement affirmé. En réalité, la France Insoumise, en 2024, avait proposé aux européennes une liste NUPES avec la tête de liste aux écologistes, qui l’ont refusée. Chacun, pris dans ses petits calculs boutiquiers, a cherché à jouer sa carte. Le PS n’a en réalité jamais accepté le programme de la NUPES et du NFP, et dès qu’il l’a pu, a trahi les promesses qu’il avait pu faire dans la période antérieure. Vieille histoire depuis 1981, et même depuis 1914… Le problème c’est que la seule solution, du point de vue de la gauche, serait d’avoir un bloc politique et social qui permette d’affronter et l’extrême-centre macroniste et l’extrême droite néofasciste, ce qui suppose un programme de rupture pour pouvoir s’adresser largement aux classes populaires, à la jeunesse et aux minorités, à tous ceux et toutes celles qui ont un intérêt à changer de société.
Comment lutter contre le fascisme ?
Est-ce que le barrage électoral est une méthode efficace contre le fascisme, ou bien est-ce quand on en est au stade de cette question c’est qu’on a déjà plus ou moins perdu ? Tu dis à un moment qu’ “aucun front républicain ne mettra fin à une dynamique fasciste”. Pourquoi ?
Le barrage devrait être conçu comme une pure opération tactique dans un moment très précis : un entre-deux tours d’une élection présidentielle. Je ne suis pas contre poser des débats tactiques : vaut-il mieux affronter Macron ou Le Pen ? Le mot d’ordre de 2022 était “battre Marine Le Pen dans les urnes pour battre Macron dans la rue ensuite”. Pourquoi pas. Reste que l’essentiel du temps on ne devrait pas avoir ce débat d’ordre tactique mais avoir un débat de type stratégique : comment fait-on reculer la dynamique fasciste ? Comment élargir le bloc de gauche sur un programme qui peut parler aux attentes des classes populaires, des minorités et de la jeunesse ? Comment obtenir des victoires sociales face à la Macronie ? Etc.
Le barrage n’est pas une méthode efficace contre le fascisme. Il peut être utile dans un moment très précis et conjoncturel mais ne constitue pas une réponse. Plus largement je suis très méfiant face à tous les discours “tout sauf Le Pen”, “tout sauf Bardella”, “tout sauf Trump”, ou même “Tout sauf Berlusconi” dans les années 1990, car cela aboutit à la progression de ces forces. Quand toute ta stratégie est fondée sur le barrage cela a au moins deux défauts : 1. tu ne construis plus ton camp que négativement comme ce qui va permettre “d’éviter le pire” mais le chemin du moins pire mène souvent, précisément, vers le pire 2. cela laisse le monopole de l’alternative au système et à l’ordre établi à l’extrême droite. Tu te construis toi-même comme une force de conservation du système et tu confortes la rhétorique de ces partis d’extrême droite comme “ennemis du système”.

Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des débats tactiques sur savoir s’il faut mieux éviter que l’extrême droite arrive au pouvoir. Cela s’est par exemple passé au Brésil. Il y avait un candidat du Parti des travailleurs (PT) qui s’appelait Haddad, face à Bolsonaro en 2018. Je pense qu’il fallait voter Haddad contre Bolsonaro dans ce moment précis, mais je pense aussi que la politique du PT, sous Dilma Rousseff notamment, a favorisé l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro : il y a eu certaines améliorations sociales mais le PT a toujours respecté le cadre néolibéral.
Plus généralement, si l’on veut affronter la dynamique fasciste, au Brésil, en France ou aux Etats-Unis, il faut construire une gauche véritable sur un programme de rupture avec les politiques néolibérales, racistes et productivistes, et élargir l’espace de cette gauche par une politique qui vise l’hégémonie, en allant sur la ligne de front, hors des zones de force de la gauche actuelle, donc dans des territoires où elle est faible ou inexistante, en construisant des fronts et en portant une politique d’égalité, de justice sociale et de contrôle populaire. Ce sont typiquement ce qu’on fait les Soulèvements de la Terre en alliance avec la CGT, Solidaires, la Confédération Paysanne, des collectifs citoyens locaux, dans des territoires du Poitou autour de luttes spécifiques, notamment de Sainte-Soline. C’est très important car on va sur la ligne de front dans des territoires où, contrairement au XXe arrondissement de Paris, l’extrême droite est électoralement forte.
Par quoi passe un renouveau de la lutte antifasciste ?
Ça passe déjà par comprendre que l’antifascisme est à la fois une lutte spécifique et sectorielle – qui vise à porter attention au RN et aux groupuscules, à faire un travail de veille, à s’assurer que l’extrême droite ne s’implante pas là où elle n’est pas dans telle ou telle ville, université, quartier, village… – et l’antifascisme comme élément fondamental, comme ciment, certes défensif, de la politique d’émancipation. On a vu en juin-juillet 2024 qu’il y a eu une coalition de forces entre féministes, antiracistes, syndicalistes, médias indépendants, etc. car tout le monde se sent attaqué par l’extrême droite, pressent que celle-ci, au pouvoir en coalition avec les droites, serait un saut qualitatif, qu’elle irait encore plus loin dans le recul des droits des minorités, des droits démocratiques, de ceux de la presse indépendante… et donc qu’il faut se coaliser pour la battre autour d’un programme alternatif. Le NFP a eu plein de défauts mais permettait d’imaginer d’engager une rupture avec les politiques qui nous ont mené jusque là depuis quarante ans.
Après, à une échelle large, même si tout ne se résume pas à une question de récits ou de “narratifs”, il faut réussir à déconstruire les récits de normalisation du RN et de l’inéluctabilité de son arrivée au pouvoir car cela est désarmant et désespérant. Or le désespoir prête à l’inaction.
Il me semble que dans la réponse à l’extrême droite et sa possible arrivée au pouvoir il y a plusieurs choses :
1. Ne pas opposer, comme le font Roussel et Ruffin, les combats sociaux traditionnels (autour des questions matérielles) avec des combats qui sont aussi des combats pour l’égalité, qui sont consubstantiels de la lutte pour l’émancipation du genre humain. La lutte pour l’égalité est indivisible : il n’y a pas à opposer la lutte pour des meilleurs salaires et les services publics aux luttes féministes et antiracistes. D’ailleurs, le candidat qui a cherché à les articuler (Mélenchon) a fait 22% et celui qui a cherché à les opposer (Roussel) a fait 2,28%, ce qui montre que le fait de mettre sous le tapis les questions qui fâchent et de se concentrer sur les questions matérielles, prétendument unifiantes à elles seules, ne constitue pas une solution magique qui permettrait de faire renaître la gauche. Nulle part cela n’a marché. En France depuis trente ans, tous les gens qui ont fait ça ont échoué à percer.
2. Ne pas opposer les batailles sociales et électorales. La bataille électorale est une lutte sociale et politique à part entière, une lutte populaire au sens plein du terme. Ce n’est pas ma tasse de thé personnellement mais on ne peut pas se laver les mains des questions électorales : on a besoin de luttes sociales fortes, ce qui est le fondement de la puissance des mouvements d’émancipation, mais qui arrivent à se transcrire à une échelle de masse dans le champ politique, donc aussi sur le terrain électoral. Pour imaginer des formes de transformations révolutionnaires au XXIe siècle, on aura besoin d’une dialectique entre victoires sociales et électorales. Je pense qu’on ne peut pas esquiver cette question là.
3. Ne pas concevoir la bataille culturelle et des idées comme uniquement des intellectuels qui écrivent des livres, des articles, des tribunes… Il faut bien sûr ces articles, ces livres, des sites, des médias indépendants comme Frustration, Blast ou Contretemps, c’est important, c’est crucial. Mais la bataille culturelle c’est avant tout une bataille militante, d’organisation, une bataille syndicale aussi, pour faire en sorte que sur des universités, des lieux de travail, des quartiers, des villages, il y ait des idées qui se transmettent, des gens qui les fassent vivre et les incarnent. Ce que raconte Benoît Coquard sur les classes populaires rurales qu’il a étudiées est important : il faut que les idées d’égalité, de justice sociale, les idées de gauche pour faire vite, soient incarnées par des figures au niveau local. Aujourd’hui c’est en partie le problème dans certains territoires : elles n’existent plus, elles ne sont plus portées par des individus, des organisations, des mouvements ou des collectifs. Il y a tout un tissu à faire renaître et à renforcer, notamment dans les zones où la gauche sociale et politique est faible.
4. Il faut démasquer, démystifier, déconstruire l’extrême droite et son programme. Pas tant pour convaincre le coeur de l’électorat de l’extrême droite qui, pour l’essentiel, ne basculera jamais à gauche, mais pour les segments périphériques de cet électorat, les plus récents, mais surtout en direction de celles et ceux qui pourraient basculer dans les années à venir, qui se posent des questions entre la gauche et la droite, également ceux qui vont se politiser dans les années qui viennent, qui ont actuellement entre treize et seize ans et qui vont devenir des citoyens et peut-être des militants plus tard. Il y a donc une bataille culturelle à mener pour démontrer que l’extrême droite c’est le parti de l’oppression mais aussi l’autre parti du capital, qu’elle n’est pas une alternative au système et à l’ordre établi.
5. Il ne s’agit pas simplement de dire qu’il faut mettre de l’argent dans les services publics et augmenter les salaires, mais aussi d’essayer en permanence de prouver que c’est possible, que ce n’est pas utopique. Beaucoup de gens sont d’accord avec ça mais pensent que ce n’est pas possible de le faire. Par ailleurs il faut continuer de mener les batailles sur les questions où nous sommes minoritaires car nous le serons encore plus si nous ne le faisons pas : leurs avancées sont faites de nos reculs en matière notamment de politiques migratoires, d’islamophobie, de violences policières. Il faut marteler un certain nombre de positions quand bien même nous sommes minoritaires, afin de diffuser un autre discours, comme par exemple sur l’insécurité, la drogue, la prison.
6. Enfin, il y a dans cette bataille culturelle la nécessité de ne pas s’en tenir à des propositions d’urgence ou à des positions défensives mais de connecter ces revendications à un projet d’ensemble, un projet de société. Sur ce terrain nous sommes encore beaucoup trop timorés car nous avons hérité des années 1980-1990 une sorte de peur d’aborder l’horizon utopique de la transformation sociale, celle d’une société radicalement émancipée du capitalisme, de l’impérialisme, du productivisme et du racisme. Nous devons essayer de dessiner les contours de la société que nous souhaitons : socialiste, éco-socialiste, communiste,autogestionnaire… Tous ces termes ne sont pas équivalents mais il faut être capable de prononcer ces mots-là et de discuter ce qu’ils recouvrent. Cela ne veut pas dire que du jour au lendemain nous allons convaincre largement mais souvenons-nous qu’une des forces du mouvement communiste au XXe siècle, et même des mouvements socialistes depuis les années 1830, a été d’être porteur d’une alternative qui pouvait être identifiée par les exploité-es et les opprimé-es comme un monde meilleur, désirable. Il ne faut pas renoncer à ça. C’est une faiblesse actuelle de la gauche : par opportunisme on peut se dire qu’il ne faut pas aborder ces enjeux, qu’il faut se concentrer sur les questions matérielles immédiates, mais à long terme renoncer à désigner cet horizon c’est s’enfermer dans la gestion du quotidien et, du point de vue d’une politique d’émancipation, avoir perdu d’avance.
Propos recueillis le 1er septembre 2025 par Rob Grams
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Source: https://frustrationmagazine.fr/fascisme-ugo-palheta
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/le-fascisme-gagne-t-il-la-france-entretien-avec-ugo-palheta-frustrationmag-24-09-25/