
Le marché de la bio est particulièrement touché par les ruptures de stock d’œufs, régulières depuis deux ans. L’explosion de la demande et une baisse importante de la production pourraient faire perdurer cette situation.
Par Fabienne LOISEAU
« Info rupture œufs » L’affichette surplombe le rayon — totalement vide — des œufs d’un Naturalia du 13e arrondissement de Paris. Depuis plusieurs jours, impossible d’acheter des œufs dans ce magasin. Sur son panneau, l’enseigne bio explique cette absence de produits par « un fort pic de croissance » de la demande, couplé à une diminution du nombre d’éleveurs de poules bio.
À quelques encablures, autre enseigne, mais peu ou prou le même message : « Tension sur le marché des œufs. Merci de vous servir en pensant aux autres », prévient une Biocoop, anticipant la possible tentation des consommateurs de faire du stock.
Les données de l’Agence bio le confirment : les œufs bio se vendent comme des petits pains. Au premier semestre 2025, les ventes ont augmenté de 6 % en grandes et moyennes surfaces (contre -1 % en 2024)… et de 23 % en magasins bio ! Les producteurs ont du mal à suivre la cadence, d’autant que le nombre d’élevages de poules pondeuses bio stagne autour de 2 600 depuis 2021.

Le regain d’intérêt des consommateurs pour les œufs en général a été concomitant au pic inflationniste de 2022-2023, explique Alice Richard, directrice du Comité national pour la promotion de l’œuf (CNPO), contactée par Reporterre. Produit protéinique peu cher, pratique et rapide à cuisiner, avec une image nutritionnelle positive, « l’œuf s’inscrit complètement dans les tendances de consommation », constate la représentante de la filière professionnelle.
Les tensions d’approvisionnement existent depuis deux ans environ. « En fin de journée, on peut constater des rayons qui sont un peu clairsemés, reconnaît-elle. Mais on ne parle pas de pénurie parce que, dès le lendemain, ils sont réapprovisionnés à 100 %. »
« Nous sommes face à de vraies difficultés d’approvisionnement »
Le constat est moins optimiste chez Naturalia, l’une des principales enseignes spécialisées dans le bio. « Nous sommes face à de vraies difficultés d’approvisionnement », alerte Astrid Castaignon, acheteuse cheffe de produits de la marque Naturalia.
« Nous n’avons pas d’autres produits à proposer que du bio, ce qui est d’autant plus impactant pour nous, dit la responsable chez l’enseigne bio. Dans les autres enseignes qui vendent aussi du conventionnel, les clients peuvent se rabattre sur des œufs plein air ou Label Rouge quand les œufs bio manquent. »
Des éleveurs qui ont jeté l’éponge
Le marché des œufs bio a repris des couleurs depuis seulement un an et demi, après deux années difficiles, constate Nicolas Quilleré, éleveur de poules pondeuses bio et administrateur au Syndicat national des labels avicoles de France.
« En 2021-2022, on s’est retrouvé avec une surproduction : avec l’inflation, les œufs bio étaient devenus trop chers et ne se vendaient plus. Certains producteurs ont dû se résoudre à vendre leurs œufs au prix du plein air ; d’autres sont repassés en conventionnel ; d’autres encore ont carrément arrêté l’activité », se souvient le producteur breton, dont les œufs sont vendus sous plusieurs marques auprès des supermarchés via un conditionneur.

Un autre facteur a également déstabilisé la filière bio : « Une nouvelle réglementation, plus stricte, entrée en vigueur en 2022 a entraîné une baisse du nombre de poules pondeuses, dit Astrid Castaignon de Naturalia. Désormais, l’alimentation des poules doit être 100 % bio, contre 95 % auparavant. Cela a notamment eu pour effet de faire grimper le prix des aliments et de provoquer des pontes plus tardives et plus irrégulières. »
Autre contrainte réglementaire : les poulettes, futures pondeuses, doivent désormais provenir d’élevages bio et avoir accès à un parcours extérieur dédié, ce qui peut compliquer l’entrée en ponte, et ce qui a aussi renchéri le coût d’achat pour les éleveurs qui se fournissent en poules prêtes à pondre. « Une poulette coûte désormais 8 euros, contre seulement 6 euros il y a 5 ans », constate Nicolas Quilleré.
1,4 million de poules en moins en trois ans
Depuis quelques mois, le prix des céréales bio a toutefois baissé, ce qui a permis de diminuer le prix de vente, explique l’éleveur. Mais si les consommateurs sont de nouveau au rendez-vous, les effets de cette crise se font toujours sentir au niveau de la production.
Le cheptel qui avait atteint son pic en 2021, avec 9,3 millions de poules pondeuses bio, ne fait que diminuer depuis. Entre 2022 et 2023, 11 % des poules pondeuses bio ont disparu du cheptel. L’Agence bio évalue la baisse totale à 15 % en trois ans, soit près de 1,4 million de poules en moins — et donc une production quotidienne d’œufs bio d’autant amoindrie.
Un engouement durable ?
Cette reprise de la consommation devrait inciter les éleveurs à augmenter le nombre de leurs volailles ou à nouer — ou renouer — avec la production bio. « Beaucoup de producteurs ont été échaudés par la crise, et ceux qui se sont tournés vers le plein air, moins contraignant, ne veulent pas revenir en arrière », prévient Nicolas Quilleré. Il assure que si l’œuf bio coûte plus cher à produire, il est aujourd’hui au même prix à la sortie d’élevage qu’un œuf pondu en cage. De quoi en décourager plus d’un.
Surtout, les raisons de ce nouvel engouement pour le bio restent encore floues, précise-t-il : s’agit-il d’une reprise durable ou d’un report en cascade lié à la fin progressive des œufs de poules élevées en cage ? Faute d’œufs en code 3, les acheteurs se tourneraient vers les modes d’élevage alternatifs : au sol (code 2), puis en plein air ou Label Rouge (code 1) et enfin bio (code 0).
« On est prêt à acheter les œufs plus chers »
De son côté, l’enseigne Naturalia se dit « démunie face aux déconversions » et estime qu’« il faut tirer la sonnette d’alarme » et agir face « au déclin » de la filière bio française. « Les éleveurs n’arrivent pas à amortir les coûts, s’inquiète Astrid Castaignon, même si Naturalia les a toujours accompagnés en leur assurant l’achat de volumes. On est prêt à acheter les œufs plus chers pourtant, car on ne veut pas sourcer hors de France. Mais ça ne suffit pas. » L’enseigne tente de se tourner vers de plus petits éleveurs.
Face à la fin de l’élevage en cage et à la hausse de la demande, le CNPO se veut rassurant, expliquant que l’objectif de la filière est de pouvoir construire 300 nouveaux poulaillers d’ici 2030, conventionnel et bio confondus. Il a d’ailleurs obtenu, via la loi Duplomb, un allègement des règles pour atteindre plus vite son but.
« On a beaucoup d’éleveurs ou d’agriculteurs qui nous contactent pour créer un atelier complémentaire à leur exploitation, parce qu’ils ont entendu dire que le marché de l’œuf était porteur en ce moment », indique Alice Richard du CNPO.
Industrialisation du bio contre circuits courts
Mais la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab) met en garde contre les stratégies opportunistes en bio. « De 2016 à 2020, la demande en bio était forte et la GMS tirait particulièrement la filière, détaille Brigitte Beciu, chargée de mission élevage à la Fnab. Des opérateurs du conventionnel ont décidé d’investir en parallèle dans les œufs bio. On s’est ainsi retrouvé avec des ateliers imposants, de dimension industrielle, de plus en plus déconnectés des valeurs de la bio. »
Face au retournement de marché, un certain nombre de ces éleveurs mixtes produisant de gros volumes ont abandonné la partie bio, ce qui a pu engendrer un trou important dans l’approvisionnement des supermarchés. Preuve que les petites structures ont mieux su gérer les fluctuations de la demande, la Fnab indique ne pas constater actuellement de tensions particulières en circuits courts.
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Source: https://reporterre.net/OEufs-bio-pourquoi-les-rayons-des-supermarches-restent-vide