
Par Anne-Sophie Lechevallier, envoyée spéciale à Brest.
Dans le disque dur de l’ordinateur de Patricia Koryga, des dizaines de documents scannés et classés méthodiquement. Un dossier est intitulé «contrôle RSA», consignant des mois de galère qu’elle a vécus l’an dernier. Cette traductrice diplômée de 34 ans, serveuse en CDI dans un bar-tabac, a été allocataire du revenu de solidarité active (RSA). Quatre ans «à calculer chaque dépense, à ne [s]’autoriser qu’un repas par jour, à ne sortir que si des amis [l]’invitaient. Je ne faisais que chercher du boulot.» En avril 2024, une enveloppe à en-tête du conseil départemental du Finistère arrive par courrier simple. «Pour s’assurer de l’application du “juste droit”, un contrôle des situations est effectué afin de vérifier que les aides sociales soient bien attribuées», lira Patricia Koryga à son retour à Brest, deux semaines plus tard.
Le compte à rebours est déclenché, le mois octroyé pour rassembler les pièces exigées est déjà bien entamé : «Il y avait une quantité de documents à fournir, les extraits bancaires depuis trois mois et tous les justificatifs de virements.» Les personnes qui lui avaient avancé de l’argent, sa colocataire qui lui remboursait sa part des charges, tous ont dû fournir des déclarations sur l’honneur avec copie de pièce d’identité. Elle renvoie le tout avec plusieurs jours de retard. Un deuxième contrôle est alors lancé, un historique de deux ans lui est demandé, son allocation est suspendue. Elle reprend l’archéologie de chaque virement encaissé, demande des justificatifs aux émetteurs, de l’aide publique reçue pour l’achat d’un vélo aux 100 euros offerts par une banque en ligne lors de l’ouverture d’un compte, en passant par tous les établissements où cette serveuse a travaillé. C’est l’attestation de France Travail indiquant qu’elle n’avait reçu aucune allocation de retour à l’emploi qu’elle mettra le plus de temps à récupérer et la placera à nouveau hors délai. En juin et juillet, elle ne touche rien, emprunte à une amie de quoi payer à manger et sa part du loyer. Sa demande de recours est rejetée. Son RSA est rétabli en août, mais les deux mois suspendus ne lui sont pas restitués. «Les délais sont intenables, mais cela n’a pas été pris en compte. Je n’avais rien à me reprocher, la seule raison, c’était le temps mis par Pôle Emploi à me répondre», déplore-t-elle.
«C’est tombé en hiver, quand on a le moins de revenus»
Dans la campagne à l’est de Brest, celui qui préfère se faire appeler Eric pour ne pas être repéré et se définit comme un «petit paysan» a quitté la Creuse pour les monts d’Arrée. Le temps de recréer une ferme, avec sa compagne, ils ont perçu le RSA. Alors qu’il est proche du moment où «il n’en aurait plus besoin», il se débat avec les procédures administratives depuis le déclenchement d’un contrôle en juin 2024. En novembre, il doit renvoyer d’autres documents et un justificatif d’inscription à France Travail. «Je ne cherchais pas de boulot puisque je travaillais, ça ne m’est pas venu à l’esprit de m’inscrire. Les pièces comptables demandées, j’ai un BEP de compta, je sais que toutes ne correspondaient pas à notre activité.» Fin décembre, leur RSA couple est suspendu. «C’est tombé en hiver, quand on a le moins de revenus.» Depuis, il a été rétabli, parfois réduit quand des ressources non déclarées, comme le produit de la vente d’un poêle à pellets, ont été décelées. Pour la suspension, il envisage d’aller voir le défenseur des droits : «On est dans une situation caricaturale. On tape sur les plus faibles.»
A Brest, dans le quartier de l’Europe-Pontanézen, Amina (elle aussi craint de dévoiler son identité) attend de savoir si elle devra bien payer les quelque 8 000 euros qui lui sont demandés. «Je n’ai rien pour rembourser», se désole la jeune femme de 24 ans arrivée depuis Mayotte à Brest, après son bac pro, avec son fils encore bébé. Il lui est reproché d’avoir touché le RSA sans s’être déclarée en couple. Elle avait un compagnon, mais ils ne vivaient pas ensemble, répète-t-elle. Convoquée pour un entretien après une visite à son domicile, elle a plaidé sa bonne foi : «Je ne voulais pas frauder, je ne savais pas !» Laure, une de ses collègues, conseillère en insertion socioprofessionnelle, l’a accompagnée. Elle garde de cet entretien un mauvais souvenir : «J’avais l’impression d’être une avocate dans un tribunal, avec les preuves de la supposée fraude, des tentatives de déstabilisation.» Elle conclut : «Je ne dis pas qu’il n’y a aucune fraude au RSA, mais quand ça tombe sur des personnes honnêtes, déjà en grande précarité, cela les met encore plus en difficulté. Et rien ne permet de sortir de ce cercle vicieux.» Une lettre du département est ensuite arrivée, si aucune amende ne sera ajoutée, les 8 000 euros restent à rembourser.
Comme Amina, Eric et Patricia, ils sont nombreux à être contrôlés depuis que la politique du Finistère à l’égard des plus pauvres a changé. Ce n’est pas lié à la dernière réforme de la loi plein-emploi, mais à l’instauration d’un plan RSA par le conseil départemental, présidé par Maël de Calan. Entre juillet 2021, l’année de son élection, et fin 2024, le nombre d’allocataires du RSA sur ce territoire est passé de 18 000 à 14 700 pendant que le budget consacré à cette politique a baissé de 117 millions à 109 millions d’euros. Que sont devenus ces quelque 3 000 anciens allocataires ? «C’est compliqué à savoir. Chaque mois, des milliers de gens entrent et sortent, répond Maël de Calan dont le département affichait un taux de pauvreté de 10,8 % en 2021, très en deçà de la moyenne nationale (14,5 %). Mais en proportion, les deux tiers sont revenus à l’emploi et les autres sont sortis du dispositif dans le cadre des dispositifs de lutte contre la fraude.» Les emplois «retrouvés» sont-ils pérennes ? Celui qui a travaillé auprès d’Alain Juppé ne sait pas, faute de «suivi de cohorte». Il loue l’accompagnement renforcé des allocataires, les solutions d’insertion et de la création de 55 postes au département. Il souligne aussi qu’une partie du territoire a participé à l’expérimentation de la réforme nationale du RSA, dans les mois précédant son entrée en vigueur le 1er janvier.
Cette expérimentation a amélioré l’accompagnement des allocataires, assure la directrice Bretagne de France Travail, Angélique Goodall. «Cela a permis que les différentes institutions se parlent entre elles, qu’elles coaniment des ateliers. Nous avons aussi pu rencontrer les personnes les plus éloignées de nos services, que nous ne connaissions pas encore et que nous pouvons désormais accompagner.» Sa collègue, directrice départementale déléguée dans le Finistère, Christelle Mehat, explique comment la nouvelle obligation de quinze heures d’activité par semaine est appliquée. «Le suivi des quinze heures est modulable à la baisse en fonction des difficultés de la personne. On regarde si l’allocataire est volontaire, s’il s’engage à des démarches de recherche d’emploi, de réinsertion. Ce qui nous importe c’est que ces actes soient réalisés et que la personne soit dans une dynamique de retour à l’emploi. Si aucun effort n’est fourni, aucune démarche réalisée, on s’interrogera.»
«Il y a toujours des petits bugs»
Les nouvelles sanctions pour les allocataires ne faisaient pas partie de l’expérimentation. Mais dans son plan, le département sanctionnait déjà le «défaut de mobilisation». Comme «la recherche d’un emploi n’est plus facultative et l’absence aux rendez-vous est sanctionnée (sauf motif légitime)», c’est pour ce motif que 774 allocataires ont été radiés entre le quatrième trimestre 2023 et le premier trimestre 2025, peut-on lire dans le bilan du département. Par ailleurs, 1 192 autres allocataires ont été également radiés sur cette période dans le cadre de la «lutte contre la fraude», lorsque «la situation administrative et financière de l’allocataire est contrôlée» (il est reproché à près de la moitié d’entre eux l’absence totale de réponse et à 367 l’absence de transmission de pièces complémentaires).
Sur les contrôles et l’équipe de dix personnes qui s’y consacrent, Maël de Calan revendique une «approche pragmatique» : «On contrôle ceux qui ne répondent plus à nos courriers, ceux qui présentent des anomalies avec des modèles algorithmiques développés par la CAF qui permettent d’évaluer la probabilité qu’un allocataire soit en situation de fraude et ceux qui sont jugés les plus employables par les “coachs” RSA. On ne contrôle pas les allocataires sous mesure de tutelle, les publics fragiles ou les SDF…» A l’évocation de certains témoignages, il répond : «Il y a toujours des petits bugs, mais la réalité, c’était que la totalité ou la quasi-totalité des 1 000 personnes qui sont sorties, c’est une bonne chose pour le bien public qu’elles soient sorties.» Et poursuit : «On ne veut pas faire des contrôles l’alpha et l’oméga du plan, on cherche à être de plus en plus, je ne sais pas comment dire, “user-friendly”, c’est-à-dire accessible à nos publics, pour être sûrs que soient contrôlés et sortis ceux qui doivent l’être, mais pas ceux qui ne doivent pas l’être.»
De leur côté, élus de gauche, syndicats, fonctionnaires, associations et autres collectifs, protestent depuis des mois. Chacun à leur manière. L’opposition socialiste au conseil départemental multiplie interpellations en séance et courriers. «On ne nous répond que par des chiffres vagues, déplore leur chef de file, Kevin Faure. Les personnes qui sortent des dispositifs du RSA, où sont-elles ? L’économiste Esther Duflo l’a démontré, ce n’est pas en sanctionnant qu’on aide les gens.» L’adjoint au maire de Brest et patron de la fédération PS du Finistère, Tristan Foveau, dénonce une «politique anti-pauvres», dans laquelle il voit «le bras armé d’un projet idéologique défini, loin de la tradition de la droite finistérienne, une droite sociale-démocrate chrétienne.» Le député (LFI) du Finistère, Pierre-Yves Cadalen, n’a pas non plus reçu de réponse : «La politique menée dans le département contribue très fortement à la stigmatisation des bénéficiaires du RSA. Derrière tout ça, ce sont des êtres humains qui vivent des moments très difficiles de leur vie, il n’y a pas besoin de rajouter des sanctions.»
«Des gens renoncent car ils sont trop fliqués»
Les courriers de la CGT sont, eux aussi, restés lettre morte. Dans son bureau, le secrétaire général de l’union départementale, Ludovic Morin, dit être au «début d’une bagarre» contre cette illustration de «l’idée générale que les minorités, on peut s’y attaquer tranquillement». Il s’exclame : «On fait des procès d’intention à des gens qui sont en difficulté, ce n’est pas en excluant les gens du processus qu’on va régler le problème !» Un travailleur social se décide à parler, sous couvert d’anonymat, parce que «la manière dont les gens sont traités [l]’horripile» : «Au départ, l’obligation de rencontrer les allocataires était une bonne chose, puis a vite surgi un besoin de résultats avec des démarches faites pour piéger les allocataires.»
D’autres ont choisi des méthodes plus radicales de protestation. Le 26 juin, à Quimper, une trentaine de personnes de «l’Assemblée RSA-France Travail», a interrompu la séance plénière du conseil départemental pour dénoncer la réforme nationale du RSA et demander au département «l’arrêt de ses contrôles massifs des RSAstes et la disparition de sa mission de contrôle». Certains de ses membres, qui veulent rester anonymes, expliquaient quelques jours auparavant à quel point «cette réforme laisse une grande part à l’arbitraire pur, selon le conseiller qui va valoriser telle ou telle action, qui va sanctionner ou pas sur le non-respect des quinze heures» d’activité.
Tous craignent que face aux contrôles, les plus précaires abandonnent. A la maison des associations, autour du café que Guy prépare tous les mardis matin dans le local d’ATD Quart Monde, les bénévoles aussi s’interrogent sur la stigmatisation, sur les différences de traitement et l’iniquité… Le travailleur social remarque que pour les allocataires, «le contrôle, ça démobilise plus que ça ne remobilise», il voit «des gens qui renoncent car ils sont trop fliqués» et pointe le «risque d’invisibilisation des allocataires du RSA». «Je ne serais pas surpris si une hausse du non-recours était constatée», dit Pierre-Yves Cadalen. En France, plus d’une personne sur trois (34 %) éligible au RSA ne le sollicitait déjà pas en 2018, avait estimé la Drees.
Patricia Koryga a saisi le tribunal administratif. Il n’a pas eu à statuer, le conseil départemental a décidé de retirer sa décision de suspension le 20 février et de lui restituer ses deux mois d’allocation. Elle a remboursé ses dettes et garde «un sentiment d’injustice totale d’avoir eu aussi peu de compréhension du conseil départemental». «Suspendre ainsi deux mois de ressources vitales, c’est honteux, c’est grappiller le plus possible sur des personnes vulnérables, dénonce-t-elle. Pour moi qui maîtrise les démarches administratives, c’était exténuant, alors je pense aux autres.»
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