
Fille d’immigrés indiens, Souba Manoharane-Brunel a fondé Les Impactrices pour que la justice sociale et l’égalité des genres soient au centre de l’écologie.
Par Alexandre-Reza KOKABI & Cha GONZALEZ (photograhies)
Paris, reportage
Un soleil doux d’octobre glisse sur les vitres du bureau de Souba Manoharane-Brunel, à deux pas de l’Hôtel de Ville de Paris. Dans quelques jours, samedi 18 octobre, son festival Le Printemps des Impactrices doit se tenir à l’Académie du climat. Depuis cinq ans, ce rendez-vous explore la crise climatique à travers le prisme du genre. Au programme : tables rondes, ateliers participatifs et performances artistiques qui donnent la parole aux femmes et aux minorités engagées. « Le thème de cette année, c’est “Y’a plus de saisons” », sourit-elle. Un printemps en octobre, comme un clin d’œil à l’époque.
Souba Manoharane-Brunel, 39 ans, a sa façon à elle de faire mouche. « Si les femmes ne sont pas à la table, c’est qu’elles se retrouvent au menu », lance-t-elle souvent. Ou encore : « Une écologie qui n’est ni décoloniale ni féministe n’est qu’un immense Jardiland réservé à une élite de bobos privilégiés. » Ses formules, ses étendards, traduisent une conviction simple : l’écologie ne sera juste que si elle est inclusive, sociale et populaire.
L’idée des Impactrices est née en 2017, pendant son congé maternité. En lisant le rapport du Giec sur le climat mondial, elle a été sidérée par l’ampleur de la crise climatique. Elle a alors fait le lien avec les conditions des femmes dans le monde : « Dans le contexte de catastrophes, de nombreuses sources indiquent que les femmes et les enfants sont jusqu’à quatorze fois plus susceptibles de mourir que les hommes, ce qui reflète des inégalités structurelles préexistantes. » En France, lors de la canicule de 2003 par exemple, le nombre de morts liés à la chaleur chez les plus de 55 ans a été 15 % plus élevé chez les femmes que chez les hommes.
Plus exposées, les femmes sont pourtant largement absentes des espaces de décision. Dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), par exemple : 73 % des personnes qui y travaillent sont des femmes, mais seulement 13 % d’entre elles sont cadres. Pour Souba Manoharane-Brunel, c’est une évidence : les premières touchées devaient être les premières représentées pour dessiner les chemins à emprunter pour s’en sortir.

« Les solutions que nous portons viennent de nos expériences de vie. Tant qu’elles ne sont pas représentées dans les lieux de pouvoir, elles ne peuvent inspirer les politiques publiques, dit-elle. C’est comme l’IVG : dans combien de pays, y compris la France par le passé, ou même quand ils reviennent dessus, ce sont à majorité des hommes qui votent des lois sur des corps qu’ils n’ont pas ? » Elle marque une pause. « Quand on voit des plateaux télé où des hommes parlent de ménopause, personne ne se dit qu’il faudrait peut-être inviter une femme. Tout comme lorsqu’on débat du voile sans femme voilée autour de la table. C’est pour ça que, depuis 2017, je répète ce mantra : “On doit être du terrain jusqu’aux tables de décision”. »
D’où l’importance, à ses yeux, des Impactrices : « On a créé un espace où les femmes cessent de douter de leur place », se réjouit Souba. En quelques années, le réseau a essaimé : ateliers de mentorat, fresques participatives cocréées avec l’association CliMates, accompagnement de projets, festival annuel. L’ambition : donner des outils concrets, relier les expériences, former. Plus de 700 femmes ont déjà été soutenues.
« Essaie de changer les choses »
Pour comprendre ce qui anime Souba Manoharane-Brunel, il faut revenir à Meaux, en Seine-et-Marne, où elle a grandi. Fille d’immigrés venus de Pondichéry, un ancien comptoir colonial français en Inde, elle a été élevée entre deux mondes. À la maison, rien ne se perdait : les vêtements étaient rapiécés, les restes cuisinés, les cahiers conservés d’une année sur l’autre. « Une écologie sans le mot, qui va de soi », résume-t-elle. « Sans le savoir, grâce à notre culture, j’étais déjà écologiste », s’amuse aujourd’hui sa mère, Manola, jointe par téléphone.
Son père, agent de sécurité pour des stars en visite à Disneyland — il a escorté Michael Jackson et les Spice Girls —, répétait souvent : « On ne brûle pas notre propre maison. » Une phrase autrefois anodine, qui prendra plus tard un sens planétaire.
Manola, assistante juridique au 36, quai des Orfèvres, siège historique de la police judiciaire parisienne, incarnait la justice au quotidien. C’est d’elle que Souba tient son goût de l’action collective. Au collège, situé en zone d’éducation prioritaire (ZEP), elle a mobilisé les autres parents d’élèves pour remplacer un professeur de français trop longtemps absent : une première victoire, à coups de petits mots glissés de main en main. « En arrivant d’Inde, c’est en passant mes premiers entretiens d’embauche que j’ai compris qu’il faudrait que je me batte pour que mes enfants n’aient pas à vivre les discriminations que j’ai subies, confie Manola. Dès qu’il y avait un souci à l’école : je fonçais. »

Mais l’enfance de Souba a aussi été marquée par le racisme ordinaire. Les remarques sur la couleur de peau, les moqueries sur la tenue traditionnelle de sa mère : autant de blessures qui lui ont fait comprendre très tôt que certaines cultures valent, aux yeux des autres, moins que d’autres.
Après le bac, elle est entrée en école de commerce. Un choc brutal. De son univers populaire et solidaire, elle est passée à un milieu « monochrome », obsédé par la performance.
Un jour, lors d’un exercice de stratégie, où il s’agissait de simuler la conquête de marchés internationaux, ses camarades ont planifié d’exploiter la main-d’œuvre indienne, réputée « bon marché ». « Ils n’avaient aucune considération pour l’humain ou pour l’empreinte carbone de tous ces effets logistiques. » Ce soir-là, elle a appelé sa mère, bouleversée. La réponse est tombée, ferme et tendre : « On a contracté notre prêt, alors tu vas à l’école, et essaie de changer les choses. » Une phrase-boussole.
Les femmes et les personnes racisées au centre
Diplômée, elle s’est tournée vers la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Pendant dix ans, elle a audité, rédigé des rapports, conseillé des comités de direction. Elle maîtrisait la grammaire des indicateurs, des labels, des objectifs carbone, tout en voyant les limites d’un système qui verdit sans se transformer.
Souvent seule femme, souvent seule racisée, elle a assisté à ces réunions d’hommes blancs « aux noms à particule » — qu’elle prenait parfois, dit-elle en riant, « pour des noms de rue » —, décidant de la stratégie durable de grands groupes. Elle a fini par devenir directrice RSE de son entreprise, un mastodonte de la photo et de l’imagerie.
Après le tournant de sa grossesse, elle a cherché du sens. Devenue consultante en stratégie RSE, elle s’est spécialisée en diversité et pour l’inclusion. « Pour mettre les femmes et les personnes racisées au centre de la transition écologique et l’accélérer », précise-t-elle. Elle a créé The Smile Society, une agence de conseil spécialisée dans la transition écologique et sociale. Elle y conseille des entreprises et institutions publiques.

Après la création des Impactrices, elle a parfois retrouvé le même biais que dans son précédent travail : jusque dans les milieux militants, l’écologie restait souvent blanche, diplômée, déconnectée des vécus populaires et racisés. Elle s’échine à le faire changer. « J’essaie d’être le poil à gratter. » Elle met les pieds dans le plat à sa manière : en pointant les angles morts, en demandant pourquoi les panels restent si homogènes, pourquoi les financements vont toujours aux mêmes.
Elle a assisté, ces dernières années, à une accélération de la prise de conscience des liens entre écologie, féminisme et décolonialité, mais se méfie. « Tout est une question de cycles. » N’empêche que l’association, désormais financée par le Climate Finance Fund, une plateforme philanthropique internationale qui alimente les initiatives liées au climat, vit mieux.
« En 2017, nos combats étaient encore tabous, et c’est l’argent que je dégageais à travers La Financière Cameena [sa société d’investissement privé dans la transition énergétique et la justice climatique] qui nous permettait de tenir. » Elle aime à rappeler qu’en 2022, dans le monde, 90 % des financements philanthropiques pour lutter contre le changement climatique allaient toujours à des associations dirigées par des personnes blanches, dont 80 % dirigées par des hommes.
Au bout du fil, sa mère, Manola, est en tout cas admirative : « Elle a su trouver sa place entre nos traditions indiennes et la civilisation européenne, ce qui n’a rien d’évident. Et ce combat qu’elle mène, aujourd’hui, elle le fait pour tous. » Derrière la pudeur, la fierté d’une femme qui a traversé les frontières pour que sa fille les dépasse.
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