Syrie : avec les Alaouites de Lattaquié. (Le Grand Soir – 03/08/25)

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Passantes devant un graffiti du nouveau drapeau syrien, ville de Lattaquié. Juin 2025.  

Par Loic RAMIREZ

Reportage (+ photos) sur la côte syrienne avec la communauté alaouite, cible des islamistes au pouvoir.

Tous les matins, elle dépose le thym et l’huile d’olive sur la table. Quelques fines galettes de pain (lavash) sur lesquelles on écrase un œuf dur avant d’y étaler le hoummous. Puis elle allume sa cigarette, la première de la journée (et la première d’une longue série). Cela fait cinq jours qu’Hala [1] m’accueille chez elle, ici, dans le quartier d’Al Thawrah de la ville de Lattaquié, sur la côte syrienne. « Surtout tu ne dis pas que tu es journaliste, je te présenterai comme un ami de la famille », m’avait-elle écrit sur Whatsapp quelques jours avant mon arrivée. Par la suite, bien sûr, elle avait ajouté : « Tu effaceras tous les messages ».

Hala est une alaouite. Retraitée, elle habite avec ses deux neveux de 26 ans, des jumeaux (un garçon et une fille). Si elle se montre si prudente c’est parce que comme tout le reste du pays, son quotidien a été chamboulé par la chute de la République arabe syrienne et le départ précipité de Bachar al-Assad, le 8 décembre 2024. Le pouvoir est désormais aux mains des islamistes de l’organisation Hayat Tahrir al-Cham (HTC), qui regroupe plusieurs groupuscules djihadistes. Parmi les grands perdants on retrouve toutes les communautés non sunnites : les chrétiens, les Kurdes, les chiites, les druzes et, bien sûr, les Alaouites. « Avant, nous n’avions aucun problème entre nous. J’ai des amis de toutes les communautés, explique Hala. Pour nous, ce qui compte, c’est la personne, pas sa religion, mais aujourd’hui on nous accuse, nous les Alaouites, de tous les crimes de l’ancien gouvernement. J’avais des amies sunnites qui désormais ne me parlent plus ».

Les Alaouites sont habituellement rattachés au chiisme. Bien qu’ils soient musulmans et se réfèrent au Coran, ils pratiquent la religion d’une manière différente aux sunnites. Ils n’ont pas d’interdits vestimentaires, ne se rendent pas à la Mecque ni à la mosquée. Pour les islamistes radicaux, ce sont des hérétiques qu’il faut tuer. À cela s’ajoute la rumeur persistante d’une communauté ayant bénéficié des largesses de l’ancien pouvoir – Bachar al-Assad étant un alaouite – ce qui est contredit par les analyses sérieuses au sujet de la composition religieuse du parti Baas et de l’ancienne administration syrienne [2].

Des jeunes filles se promènent dans la rue, à Lattaquié. Juin 2025.

Mustafa [3] est un voisin d’Hala. Lui aussi est alaouite (comme quasiment tous les habitants du quartier). Ancien professeur de philosophie, l’homme se présente comme un ancien militant communiste. « Pas croyant », il ajoute. Il a un air débonnaire et le regard doux. Marié à une sunnite, Mustafa se rappelle des difficultés que cela a, à l’époque, impliqué vis-à-vis des familles respectives. « Ça n’a jamais été accepté par certains ». Pour lui, ces histoires d’affrontements religieux relèvent de la folie. « Avant, sous Assad, tu ne pouvais pas parler mal du président sans risquer d’avoir des problèmes, mais au moins, tu savais ce qu’il fallait faire pour ne pas en avoir. Aujourd’hui, on peut venir me tuer juste parce que je fais partie des alaouites, c’est absurde ».

Propulsé à la présidence de la Syrie depuis décembre 2024, Ahmed-Al-Charaa a troqué son treilli et son turban du temps où il était un combattant du groupe Al-Nosra pour revêtir le costume cravate de l’homme d’Etat contemporain. Ancien terroriste recherché par les Etats-Unis, il est désormais présenté comme un dirigeant « modéré » et réconciliateur. Il a même été invité par le président français Emmanuel Macron, à Paris, lors d’une visite officielle, le 7 mai 2025. Les sanctions économiques qui pesaient sur l’ancien pouvoir ont été levées pour faciliter le redressement de ce nouvel allié. Sur le plan interne, malgré des prises de parole qui se sont voulu rassurantes, le nouveau dirigeant syrien n’a pas su (ou pas voulu) freiner les dynamiques guerrières des groupes islamistes toujours en armes. Durant le mois de mars 2025, pendant une dizaine de jours, plusieurs massacres ont touché la communauté alaouite. Prétextant une lutte contre des groupes armés rattachés à l’ancien gouvernement, plusieurs brigades de l’HTC ont déferlé sur la côte et dans les villages des alentours. « Dans notre rue, aussi, ils ont tué des gens « , raconte Hala. « Ça a commencé le matin. Nous avons entendu des cris et des coups de feu. Et là, dans cet immeuble, derrière chez nous, ils ont tué un monsieur, notre voisin. Ils ont laissé son corps plusieurs heures dans la rue, aux yeux de tous ».

Dans l’immeuble d’Hala, il y a aussi Ali [4], un homme d’une soixantaine d’années, retraité lui aussi. Ali s’occupe toute la journée de sa petite fille et de son potager, sur le toit de l’immeuble. En réalité, Ali ne sort presque plus de chez lui. C’est un ancien officier de la marine syrienne. Depuis la chute du gouvernement, il ne touche plus sa retraite et ne peut évidemment pas la réclamer au risque de se faire tuer. J’ai beau lui demander de me montrer des preuves de son passé en tant que militaire il assure avoir tout jeté ou brûlé, par sécurité. Il parle un anglais approximatif et sourit tendrement quand il répond à mes questions, ce qui contraste avec la dureté de son témoignage. Quand je lui demande son avis sur la chute précipitée d’Assad, il dit : « Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé, j’étais déjà à la retraite depuis 2020. Mais on m’a raconté que lorsque l’offensive a débuté, depuis Idlib, les soldats ont reçu un ordre. On leur a dit de déposer les armes et de rester chez eux, de ne pas combattre. Qui a donné cet ordre ? Je ne sais pas ». Cette hypothèse d’un mystérieux ordre venu interrompre une éventuelle défense de l’armée syrienne, je vais la retrouver à plusieurs reprises durant mon séjour. Une information impossible à vérifier.

Famille alaouite venue témoigner des massacres de mars, dans l’appartement d’Hala, à Lattaquié. Juin 2025.

Un matin, Hala m’informe qu’une famille victime des tueries de mars va venir dans l’appartement pour parler avec moi. « Un ami est parti les chercher en voiture, par mesure de sécurité c’est mieux comme ça plutôt que de t’emmener toi sur place ». Au bout de quelques minutes, trois personnes habillées tout en noir arrivent chez mon hôte. C’est un couple âgé et une jeune femme. Ils viennent du village d’Al-Mukhtaria, au nord de Lattaquié, où de nombreuses personnes ont été tuées lors des massacres anti-alaouites qui ont débuté le 7 mars. « La majorité des islamistes qui sont arrivés venaient d’Idlib, on reconnaissait l’accent », explique le vieil homme. « Ils tuaient seulement les hommes et obligeaient les familles à les payer pour pouvoir enterrer les corps ». Son fils a été tué ce jour là, « devant sa mère » dit-il en montrant la femme à côté de lui. Selon le témoignage, tous les assassins étaient des membres d’HTS. Quelques jours après la tuerie, des agents de police sont venus ààsur place. « Ce sont les mêmes – il affirme – ils tuent et après ils enquêtent ». Sara [5], 21 ans, est la fille du couple. Assise sur le canapé, elle ne parvient pas à retenir les larmes quand elle se remémore la mort de son frère. De sa poche, elle sort un mouchoir blanc qu’elle ouvre devant moi et dans lequel elle a regroupé les douilles de balles récupérées sur le lieu du drame. Étudiante en droit, elle affirme qu’elle ne retournera pas à l’université. Elle ne sort plus de chez elle, par peur. À la fin de notre entretien, Hala et les autres membres du foyer embrassent respectueusement la famille endeuillée comme pour en éponger la peine et l’accompagnent jusqu’à la porte de l’appartement.

Douilles de balles récupérées dans le village d’Al-Mukhtaria, à Lattaquié. Juin 2025.

Nous sommes au mois de juin. Bercée par la brise méditerranéenne, Lattaquié présente un climat plus agréable que l’étouffante capitale syrienne, Damas. La journée, les rues sont animées. Les bus se remplissent, les motos et les voitures défilent dans une espèce de chaos chorégraphié au milieu duquel se faufilent quelques piétons. La ville ne semble porter aucun stigmate apparent de la longue guerre qu’a subie le pays, depuis 2011. La zone côtière était souvent présentée comme un bastion de l’ancien « régime ». En réalité, c’est surtout que les couches urbaines éduquées et une grande partie des communautés de la région (chrétiens et alaouites) étaient imperméables au discours islamiste.

« J’ai peut-être respecté Bachar al-Assad par le passé, mais le fait de nous avoir abandonné, d’être parti comme ça, comme un lâche ! Ça, je ne lui pardonnerai pas ! », s’exclame Radia [6]. Alaouite, pleine d’énergie, mère de trois jeunes filles, cette pharmacienne de profession s’exprime avec beaucoup de détermination dans la voix. Elle m’invite à passer derrière le comptoir du local où elle travaille et m’offre une assiette pleine de morceaux de melon qu’elle a déposée sur une table. J’observe les nombreux produits qui se trouvent sur les étagères achalandées autour de nous et j’en demande la provenance. « C’est produit ici voyons ! En Syrie ! « , s’exclame Radia avec fierté tout en me montrant les emballages. « Nous avons une industrie pharmaceutique ». Elle me montre également des moyens de contraception, notamment des préservatifs, produits en Chine mais homologués par (l’ancien) ministère syrien de la Santé. Je lui demande si elle pense que l’arrivée des islamistes au pouvoir ne va pas poser problème pour la distribution de ce type de produits anticonceptionnels. Avec un sourire moqueur, elle lâche : « Ces ânes ne peuvent pas les interdire s’ils ne les connaissent pas ».

Pharmacie de Radia, Lattaquié. Juin 2025.

En fin d’après-midi, lorsque le soleil commence à descendre, les groupes d’amis et les familles sortent se promener le long de la corniche qui longe le port de Lattaquié. On y croise des femmes voilées, mais aussi des dames en robe, les cheveux au vent. Les hommes, la plupart barbus, se retrouvent autour d’un narguilé ou d’un thé. Hala et sa nièce, Alya [7], m’ont invité pour une promenade. Ma visite est l’occasion, pour elles, de renouer avec ce type d’escapade qui s’est faite presque inexistante depuis le mois de mars. Surtout, Alya m’explique que beaucoup de gens craignent les enlèvements. Les informations concernant la disparition de jeunes filles alaouites se multiplient sur les réseaux sociaux. On dit qu’elles sont ensuite conduites à Idlib et forcées à y épouser des hommes [8]. « Avant, je sortais souvent pour aller danser avec mes amies, mais maintenant, je n’ose plus, c’est trop dangereux », se lamente la jeune fille. Hala aussi regrette le passé pourtant pas si lointain : « l’été dernier encore, nous nous réunissions entre amis à la plage de Wadi Quandil pour faire la fête » (un espace touristique très prisé par les Syriens). Elle me montre sur son portable d’anciennes vidéos sur lesquelles on la voit danser avec d’autres personnes, des amis et des membres de sa famille, enfants et adultes. Puis elle rit. Je lui dis qu’un jour – j’espère – elle pourra à nouveau le faire. Hala regarde vers le haut et répond simplement : « Inch’allah ».

Groupe d’hommes à la table d’un café, sur la plage de Lattaquié. Juin 2025.

[1] Prénom modifié par mesure de sécurité

[2] A ce sujet, voir l’ouvrage « Syriana, la conquête continue » de Bahar Kimyongür, éditions Investig’Action.

[3] Prénom modifié par sécurité

[4] Prénom modifié par mesure de sécurité

[5] Prénom modifié par mesure de sécurité

[6] Prénom modifié par mesure de sécurité

[7] Prénom modifié par mesure de sécurité

[8] Sur ce sujet, voir les communiqués d’Amnesty International : https://www.amnesty.fr/actualites/enlevements-femmes-communaute-alaouite-syrie

Source : https://www.legrandsoir.info/syrie-avec-les-alaouites-de-lattaquie.html

URL de cet article : https://lherminerouge.fr/syrie-avec-les-alaouites-de-lattaquie-le-grand-soir-03-08-25/

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