«Un gâchis» : l’Inrae ferme une unité d’expérimentation sur les abeilles (Reporterre-11/10/25)

Une abeille posée sur la feuille d’un pommier couvert de pucerons, dans un centre agroforestier de l’Institut national de recherche agronomique (Inra, devenu Inrae), dans la banlieue de Montpellier en 2019. – Pascal Guyot / AFP

Par Lorène LAVOCAT

En plein débat sur la loi Duplomb, l’Inrae a décidé de fermer une unité expérimentale sur l’abeille. La CGT déplore un « manque de vision ». La direction assure vouloir renforcer la recherche sur les pollinisateurs.

Alors que la loi Duplomb a ravivé le débat sur les pesticides, cette fermeture interpelle. Cet été, le directeur général de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) a réaffirmé sa volonté d’arrêter une unité expérimentale dédiée aux abeilles, dénommée Apis (Abeilles, paysages, interactions et systèmes de culture).

Une décision « incohérente et totalement anachronique » pour la section CGT qui soutient les agents concernés. « Nous n’abandonnons pas la recherche sur l’abeille », défend Marie-Hélène Ogliastro, cheffe du département dont dépendait l’unité.

Pour comprendre ce qui se joue, il faut plonger dans l’organigramme touffu de l’Inrae. L’organisme emploie plus de 5 500 chercheurs et ingénieurs, mais également près de 3 000 techniciens, qui réalisent des expérimentations en lien avec des scientifiques, souvent au sein de laboratoires spécialisés. Depuis 2003, l’unité expérimentale Apis réalisait des expériences autour de la santé de l’abeille domestique.

Une dizaine d’agents — apiculteurs, spécialistes des pollens, botanistes — réalisait des expérimentations avec le concours de 200 colonies d’abeilles, sur 2 hectares du site du Magneraud, en Charente-Maritime. « Pendant plus de vingt ans, ils ont été très impliqués dans le développement de méthodes pour l’évaluation de la toxicité des pesticides », explique Axel Decourtye, directeur général de l’Itsap-Institut de l’abeille, un institut de recherche indépendant, gouverné par les apiculteurs professionnels.

« Il y a eu comme une volonté de laisser l’unité mourir à petit feu »

Mesure des effets des phytosanitaires sur les larves, usage de mini-capteurs pour suivre les trajets des butineuses… L’unité a été en pointe dans la connaissance du potentiel délétère des néonicotinoïdes sur les pollinisateurs. « Les compétences individuelles des agents de l’unité Apis sont indéniables », reconnaissait d’ailleurs Marie-Hélène Ogliastro dans une note de mars 2024 que Reporterre a pu consulter.

Pourtant, au tournant des années 2020, « la situation s’est dégradée », raconte Dominique Simonneau, représentant du personnel du site du Magneraud, syndiqué à la CGT. « Il y a eu des conflits interpersonnels, comme il peut y en avoir dans des collectifs de travail, avec des départs qui n’ont pas été remplacés, détaille-t-il. En 2023, notre département de tutelle a demandé à l’unité de ne plus s’engager dans de nouveaux projets de recherche, et donc les collègues n’avaient plus d’expérimentations à mener. » D’où un sentiment très fort d’abandon : « Il y a eu comme une volonté de laisser l’unité mourir à petit feu. »

Et ce jusqu’à l’annonce, en juin 2024, de la fermeture à venir de l’unité, dont « les compétences ne correspondent plus suffisamment aux besoins en expérimentation des unités de recherche », selon les mots du PDG de l’Inrae, Philippe Mauguin, dans sa lettre adressée aux salariés en juillet 2024. Une déclaration « totalement incompréhensible » pour Dominique Simonneau. « L’unité a encore de l’avenir », estime-t-il.

Effets des pesticides, adaptation au changement climatique, sélection génétique… Les axes de recherche ne manquent pas, fait valoir la CGT, et ce d’autant plus que le rucher expérimental se situe au milieu de grandes cultures, à la fois propices à des miellées importantes pour la filière apicole (colza, tournesol) et sujettes aux traitements chimiques. « Nous espérons que cette fermeture ne présage pas d’un futur désengagement de l’Inrae de la recherche sur l’abeille mellifère et l’apiculture », s’inquiète également Axel Decourtye.

Cure austéritaire administrée à la recherche publique

Côté direction, on fait entendre une version différente : la volonté de recentrer les efforts à Avignon, où se situe l’unité de recherche « historique » sur l’insecte rayé. « Quasiment tous les chercheurs de notre département travaillant sur ce sujet sont là, insiste Marie-Hélène Ogliastro. L’essentiel des tests menés par Apis sont aussi faits à Avignon. »

La cheffe de département met aussi en avant « un effort de recrutement massif », de six chercheurs ces quatre dernières années, pour étudier les pollinisateurs. « On n’abandonne pas la thématique, dit-elle, au contraire nous renforçons nos capacités de recherche, et on a choisi de concentrer les moyens, humains et matériels, dans un même lieu, pour plus d’efficacité et de dynamisme dans la recherche. »

Quitte à mettre de côté des techniciens experts de l’apiculture, qui ont fait leur vie sur la côte Atlantique et envisagent mal un déménagement dans le Vaucluse. La direction s’est donnée jusqu’en 2027 pour « accompagner » la fermeture d’Apis.

Une décision prise sur fond de cure austéritaire administrée à la recherche publique. Le budget de l’Inrae dépend en effet aux trois-quarts d’une subvention de l’État, quasi-stable ces dernières années, malgré l’inflation. Résultat : l’institut, comme d’autres organismes de recherche, doit se serrer la ceinture.

« On risque de regretter cette fermeture dans quelques années… mais ce sera trop tard »

Les premiers à en faire les frais, selon les chiffres du syndicat, sont les techniciens, qui voient peu à peu leurs effectifs fondre. Cette capacité à mener des expériences en condition réelle — dans les unités expérimentales notamment — serait ainsi « un “bijou” qu’on est peu à peu en train de perdre », regrette un chercheur membre de la CGT.

Pour Marie-Hélène Ogliastro, « nos stratégies scientifiques nous obligent à prioriser nos besoins en permanence », et ce d’autant plus dans un contexte budgétaire tendu. Or pérenniser l’unité Apis aurait demandé des recrutements importants. « C’est un renforcement qui n’était pas supportable compte tenu du besoin que nous avons également en forces de recherche », conclut-elle. 

« C’est un gâchis scientifique, institutionnel et humain », estimait la CGT dans un récent communiqué. Le syndicat déplore aussi un « manque de vision ». « La direction ne se rend pas compte du savoir-faire qu’on va perdre, que les collègues ont mis des années à acquérir et à déployer, se désole Dominique Simonneau. On risque de regretter cette fermeture dans quelques années… mais ce sera trop tard. »

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Source: https://reporterre.net/Un-gachis-l-Inrae-ferme-une-unite-d-experimentation-sur-les-abeilles

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